La playa©Jour2fête

La Playa : exil intérieur

Critique
de Juan Arango Andres Garcia
90 minutes 2013

Pour son premier film, Juan Andrés Arango nous propose une dérive urbaine dans le dédale de "la Playa", surnom ironique donné à un quartier défavorisé de Bogotá où se concentre la majeure partie de la population afro-descendante, originaire des lointaines côtes pacifiques de l’Ouest de la Colombie.
Venus grossir les rangs des populations déplacées par le conflit armé qui touche le pays depuis des décennies, les habitants de La Playa, à l’instar des trois frères au centre du dispositif narratif d’Arango, tentent de survivre comme ils peuvent en exerçant divers petits boulots, au milieu d’un environnement majoritairement blanc et hostile. Contraints de troquer moiteur et sensualité d’une forêt gorgée de pluies incessantes pour les froides hauteurs andines, les personnages de la Playa, hantés par la langueur du tropique, sillonnent hagards cette trépidante jungle urbaine qu’est devenue aujourd’hui Bogotá (métropole de plus de 8 millions d’habitants), et tentent d’en décrypter les codes afin de s’y faire une place.

Chronique du déracinement et de l’exil intérieur, La Playa fait la part belle aux longs plans-séquences qui suivent de dos, caméra à l’épaule, des personnages taiseux et fantomatiques, dont l’identité en devenir est aux antipodes des clichés habituels sur la joie de vivre colombienne. Bien que Juan Andrés Arango soit issu de l’école documentaire, dont on sent l’influence dans ces plans de rue pris sur le vif, véritables concentrés urbains sans doute filmés sans filet au milieu de la foule, ce n’est pas tant la dimension sociale qui l'intéresse que le parcours initiatique que vit Tomás, le jeune personnage principal. Lui et ses deux frères (Chaco l’aîné et Jairo le plus jeune) doivent s'adapter à un contexte familial difficile (leur mère s'est remariée à un blanc après l’assassinat de leur père par les paramilitaires) et au nouveau cadre de vie que constitue ce labyrinthe urbain : désoeuvrés, ils  traînent à longueur de journée leur nostalgie d’un monde définitivement perdu, celui de la jungle et des rivières de la côte, mais aussi celui de l’enfance.

Au risque de parfois tomber dans une imagerie hip-hop clinquante (écueil que ne contourne pas complètement Arango, en filmant ses personnages au rythme de nappes de rap afro-colombien surgissant pour exprimer de façon un peu facile ce qui semble être une black pride marginalisée), ces cheminements dans l’espace urbain, bien qu’apparemment sans but et répétitifs, finissent petit à petit par délimiter un territoire qui fait sens et que s’approprie Tomás. Ses allées et venues dressent une carte qui va le mener à se trouver lui-même et qui n’est pas sans rappeler ces autres cartes que dessinaient les mères au temps de l’esclavage sur les têtes de leurs enfants, afin de permettre aux pères exploités dans les mines de s’évader et de s’orienter vers les terres libres des nègres cimarrons. Tomás, en redécouvrant l’art ancestral de la coiffure afro légué par sa mère, pourra disposer d’un espace au sein de la mégalopole blanche, lui permettant d’affirmer haut et fort sa différence, au travers de motifs stylisés, tracés comme un tatouage sur le cuir chevelu, parlant de joies, de révoltes et de souffrances, de l’histoire de tout un peuple.

La Playa constitue une bonne introduction à la culture afro-colombienne de la côte pacifique, souvent méconnue en dehors des frontières de la Colombie, dont on pourra étudier les origines et les influences en élargissant la réflexion à l’ensemble de l’aire des Caraïbes. Le film de Juan Andrés Arango peut également servir à évoquer la situation des nombreux desplazados victimes du conflit armé en Colombie, dont l’arrivée massive à la périphérie des villes s’est traduit par une prolifération de bidonvilles d'une pauvreté dramatiques. Enfin, sur un plan plus universel, les trajectoires sinueuses des personnages du film et les questionnements identitaires de Tomás, ne manqueront pas également de toucher un public adolescent, sensible aux questions de quête de soi et au difficile passage au monde adulte.