Dancing in Jaffa©Pretty Pictures

Dancing in Jaffa : Entretien avec Marielle Brun, Passeurs de danse

Critique
de Hilla Medalia
90 minutes 2014

Marielle Brun est présidente de l'association Passeurs de danse qui oeuvre pour la transmission de la danse en milieu scolaire et universitaire. Elle a dirigé l'ouvrage Inventer la leçon de danse, regards croisés sur la transmission en milieu éducatif, paru en 2013 aux éditions du CRDP d'Auvergne. Elle a bien voulu nous faire part de ses réflexions et répondre à nos questions autour du projet de Pierre Dulaine dans le film Dancing in Jaffa. 

Zérodeconduite : Que pensez-vous du projet de Pierre Dulaine, tel qu'il est montré dans le documentaire d'Hilla Medalia ?

Marielle Brun : Sur un plan général, j'ai évidemment été très touchée par la dimension humaniste du projet de Pierre Dulaine, et des valeurs qu'il défend, dans lesquelles on ne peut que se reconnaître en tant que pédagogue. Le film considère la danse comme un langage universel qui permet de transcender les conflits et les différences.  Ceci posé, il faut parler de la spécificité des danses de couples qu'enseigne Pierre Dulaine. Cela correspond à son parcours, ce sont les danses dans lesquelles il excelle, et à travers lesquelles il s’est construit. Je pense que l'on peut mettre en relief trois enjeux qui en font l'intérêt. Le premier est un enjeu de rencontre, la rencontre de l'Autre. Le deuxième est un enjeu d'harmonie, harmonie corporelle et gestuelle, mais aussi rythmique. Enfin il y a un enjeu de sublimation : il s'agit de transcender les mouvements et les manières d'agir du quotidien pour créer quelque chose d'esthétique.  

En quoi le film peut-il intéresser les enseignants, au-delà des problématiques des danses de couple ?

M.B : Certaines problématiques sont universelles. Je pense notamment à la question de l'entrée en danse, souvent redoutée par les enseignants. La première leçon est la plus difficile, car si on la rate, les élèves risquent de rejeter l'activité. Dans les sports collectifs, l'entrée est facilitée par le jeu, les apprentissages techniques ne viennent qu'ensuite. Dans la danse on est obligé de construire et de mettre en place un cadre et des règles. Cela renvoie aux questions que je m'étais posées dans l'ouvrage Inventer la leçon de danse (2013, CRDP d'Auvergne Ed.) : "Que puis-je leur transmettre dès la première leçon ? Quelle expérience vais-je leur faire vivre ? Qu'ai-je envie de partager avec eux ? Quel voyage allons-nous entreprendre ensemble alors que nous nous connaissons si peu ?"

Comment Pierre Dulaine répond à ces questions ?

M.B : Pierre Dulaine propose un cadre contraignant qui s'appuie sur des éléments structurants. C'est ce cadre qui permet aux enfants d’accepter cette activité qui bouscule tous leurs repères. On pourrait trouver cela paradoxal par rapport à ce que l'on imagine de la danse : une activité placée sous le signe de la liberté, de l'art, de la créativité, de l'imaginaire. Pour autant, si l'on ne propose pas de cadre pédagogique fort, il est difficile de faire entrer tout le monde dans une leçon de danse. 

Quels éléments structurants avez-vous identifiés ?

M.B : Ce qui m'a paru le plus intéressant, ce sont les codes de communication qu'impose d'emblée Pierre Dulaine. Pour communiquer corporellement, il faut des codes. Ces codes sont ici contenus dans l'invitation à danser, qui est très normée et sexuée. C'est toujours le garçon qui prend l'initiative, en prononçant une phrase bien définie ("Puis-je avoir cette danse ?") et en l'accompagnant d'un geste conventionnel. La jeune fille doit alors répondre, elle aussi par une phrase particulière ("Avec plaisir") et un geste spécifique. Les danses de salons sont tout particulièrement caractérisées par ces cadres de communication sexuée, de surcroît placés dans le cadre public et social qui est celui du bal. On peut voir dans le film comment Pierre Dulaine instaure un espace social du bal, par la façon dont il dispose les couples de danseurs tout autour d'un cercle. Il incarne ici le maître à danser, dans la pure tradition classique. Au XVIIe et XVIIIe siècle en France, lorsqu'on instaure la danse de cour, le maître à danser est le garant des codes de la danse : celui qui apprend et fait répéter les pas, qui scande la musique, qui garantit le respect des codes et des postures. De ce point de vue, un autre élément très structurant est le rapport à la musique, dans son aspect métrique. L’impératif de suivre le rythme imposé conditionne la gestuelle. 

Quel est l'intérêt de ces cadres ?

M.B : Ils constituent une garantie de sécurité, contre les gestes ou les comportements déplacés. La pratique des danses de couple a été historiquement très surveillée, en ce qu'elle constituait une ouverture à la rencontre des corps. On pourrait parler ici du geste de prendre par la main, une pratique qui n'est pas du tout neutre. Dans l'ouvrage Histoire de gestes de Marie Glon et Isabelle Launay (Actes Sud), un chapitre entier est consacré à ce geste. On sait qu'au XVIIème siècle par exemple, les jeunes filles avaient des consignes très strictes sur la façon de tenir la main de leur partenaire. Si l'on offrait la main entière, cela signifiait que l'on était consentant à un éventuel développement de la relation au-delà de la danse. Si l'on touchait du bout des doigts, au contraire, on signifiait sa réticence. 

Historiquement, quand sont apparues les danses de couple ?

M.B : Les danses ont commencé à se constituer en danses collectives, avec les rondes puis les chaînes. Là aussi on retrouve le geste fondateur qui consiste à se prendre par la main, qui évoque l'aspect communautaire. Les rondes symbolisaient le village, la communauté protectrice : les danseurs étant tournés vers l'intérieur du cercle et tournaient le dos à l'extérieur, comme une carapace. Après la ronde vient la chaîne, une ronde qui s'est ouverte, ce qui traduit une certaine ouverture vers le monde extérieur. Il y a une analogie entre les formes de danses et les formes de la vie sociale. Historiquement c'est après la chaîne que les danses de couples se développent. Elles évoquent un déplacement du noyau fondateur, qui n'est plus la communauté mais le couple. Le couple sexué de la danse est l'analogie, la métaphore du couple fondateur à l'origine de la vie.  

Dans le contexte du la culture méditerranéenne, ce n'est pas anodin.

M.B : Il faut replacer cette question dans une réflexion anthropologique globale. En enseignant des danses de couple, en formant des couples doublement mixtes (filles et garçons, mais aussi Juifs et Musulmans), Pierre Dulaine permet aux enfants de s'affranchir de leur communauté. On peut renvoyer à la règle universelle de l'interdiction de l'inceste : la nécessité pour les membres d'une communauté d'aller chercher des partenaires à l'extérieur de la communauté. La danse est ici bien au-delà d'une pratique physique, elle est une pratique culturelle et symbolique. 

On peut remarquer d'ailleurs que Pierre Dulaine "importe" des danses qui ne font pas partie de la culture orientale.

M.B : La question de l'interculturalité est un fil rouge tout au long du film. Elle apparaît au fondement du projet par rapport aux appartenances religieuses mais également entre les différents styles de danses et leurs usages sociaux. Lorsque la jeune Noor fait une démonstration de danse orientale, on mesure l’écart entre cette pratique et les danses de couple. On a là la confrontation entre deux types de danses qui ont des symboliques et des fonctions complètement différentes. Dans la danse de couple, un garçon et une fille dansent sur des pas très codifiés, imposés, tandis que dans la danse orientale, ce sont les filles qui dansent. La danse orientale possède une fonction de séduction, mais de séduction à distance. La jeune fille danse uniquement pour être vue, alors que dans la danse de couple le but explicite n'est pas de séduire, mais d'aller vers la sublimation de la rencontre homme-femme. De plus, dans la danse orientale, le public est important, tandis que dans la danse de couple, le public n'est pas nécessaire. La danse de couple se suffit à elle-même. 

N'y a-t-il pas le danger, dans la danse de couple, de reproduire des stéréotypes sexistes ?

M.B : Il y a effectivement à l'œuvre une symbolique très forte du masculin et du féminin : le garçon soutient la jeune fille, la jeune fille prend appui sur le garçon. Les danses de couples créent des rôles sociaux qui ne sont pas symétriques ni égalitaires. Il n'y a pas un individu mais un couple, c'est à dire deux être distincts qui ont des rôles distincts. En revanche, dans le film, on voit que Pierre Dulaine introduit une forme de réciprocité : lorsque le garçon guide un tour, la jeune fille peut guider le suivant. De façon générale, il ne faut pas voir quelque chose de négatif en soi dans la différence des rôles. Le fait que le garçon soutienne la jeune fille permet à cette dernière d'effectuer des figures esthétiques qui la mettent en valeur. Pierre Dulaine le dit très bien, il doit y avoir du respect et une mise en valeur réciproque des danseurs. 

Les danses de couple n'ont jamais été enseignées par l'Éducation Nationale en France ?

M.B : L'inclusion de la danse dans les programmes d'enseignement date de l'époque de Jules Ferry. Jusque dans les années 1950, ce sont les danses traditionnelles qui étaient enseignées, c'est à dire des danses communautaires. La danse étant enseignée dans le cadre de l'Éducation Physique et Sportive (ce qui d'ailleurs ne va pas de soi puisque la danse est une pratique artistique, tandis que l'EPS est une pratique physique et sportive), elle est largement dépendante des programmes et de la formation des enseignants d'EPS. Or celle-ci était différente pour les enseignants et les enseignantes, ce qui a entraîné un biais sexué dans l'enseignement de la danse : seules les femmes étaient formées à l'enseignement de la danse, et y formaient ensuite les jeunes filles dans une EPS non mixte. Dans ce contexte les danses de couple n'avaient pas leur place. Puis, fut introduite l’expression corporelle dans le cadre du mouvement de libération des corps après 68. Depuis les années 80, nous sommes passés à la danse avec une valorisation de la dimension de la création et de l’originalité.  

Comment définir la "philosophie" de l'enseignement de la danse en France ?

M.B : En France, on met en relief une danse qui vise à émanciper, à ce que chacun puisse trouver son propre mode d'expression artistique. L'objectif est de produire une prestation collective, mais dans laquelle chacun pourra exprimer sa singularité. C'est pour cela que les programmes prennent pour référence la danse moderne et contemporaine, tout en gardant la possibilité de s'inspirer de styles différents, d'emprunter des pas au hip hop ou à la danse de couple. L'enseignement de la danse est donc centré sur l'invention, l'expression de l'individualité au sein de la création collective. C'est une conception qui majore l’apprentissage et la mise en œuvre de procédés de composition pour créer. Par conséquent, les élèves acquièrent des compétences méthodologiques mais ne partagent pas de patrimoine gestuel commun. Or c'est ce patrimoine commun qui permet le partage et la rencontre. Sortis des heures de danse en cours, les jeunes ne trouvent pas ou difficilement de cadre sécurisant qui leur permettrait de se rencontrer corporellement.  

Dans le film, la compétition est également importante...

M.B : L’organisation du concours dans le film correspond à ce qui se passe dans les fédérations de danse de salon. En France, la compétition en danse de création à l’Ecole n’a pas de sens. En effet, on ne peut pas comparer des prestations entre elles, dans la mesure où elles doivent exprimer la singularité des élèves. C'est mon seul bémol par rapport à l'approche pédagogique de Pierre Dulaine. La compétition en elle-même peut être porteuse de valeurs positives, d'une exigence de maîtrise voire de virtuosité, de dépassement de soi. Mais au moment où Pierre Dulaine annonce qu'il ne retiendra que six couples pour la compétition, il y a rupture du contrat didactique. Les enfants avaient adhéré à certains objectifs (se rencontrer, danser en harmonie, faire tomber certaines barrières) et finalement, ils se trouvent confrontés à une autre finalité qui est celle de la compétition. On voit la violence des réactions de certains élèves. Sans doute était-ce là le prix à payer pour donner à ce projet une dimension officielle, pour que les parents aussi se rencontrent autour de l'activité.

Pour aller plus loin
Le site de l'association Passeurs de danse