L'homme du peuple©Condor Distribution

L'Homme du peuple : "Lech Walesa est un géant mais l’histoire n’est pas le fait d’un seul homme"

Entretien
de Andrej Wajda
128 minutes 2014

Sociologue, François Bafoil est directeur de recherche au CNRS, (CERI-Sciences Po), et enseignant à Sciences Po, spécialiste du communisme est-européen, et des formes de développement en Europe centrale et orientale post communiste. Parmi ses derniers travaux sur la Pologne : La Pologne (Éditions Fayard, 2007), « Poland: a systemic transforming process from state-planned to liberal economy », in Government – Linked Companies and Sustanaible, Equitable Development, Edited by Terence Gomez, François Bafoil, Kee-Cheok Cheong, Routledge (2014) et East European civil societies in the 90’s. A legacy of Solidarnosc or completely different historical paths ? Social Activism, Regime Collapse, and Building a new Society, (Andrzej Rychard, dir., 2014). Il a visionné le film L’Homme du peuple et accepté de répondre aux questions de Zerodeconduite.net

Ayant vécu en Pologne dans les années 80 et connaissant bien le pays, que vous a inspiré le film d'Andrzej Wajda, L’Homme du peuple ?

François Bafoil : Le film est d'autant plus intéressant qu'on le replace dans le cadre de la trilogie qu'il forme avec L'Homme de marbre (1977) et L'Homme de fer (1981, Palme d'or). Il y a dans L'Homme du peuple de nombreuses références à ces deux précédents films : la scène où des hommes distribuent des tracts dans le train pour appeler la population à se réveiller est une citation directe de L'Homme de fer. Il y a également un personnage de journaliste qui revient dans les trois films. Dans L’Homme de marbre, une jeune journaliste de télévision (le film se déroule dans les années 70, avant la grande révolution de 1980) enquête sur ce qui s’est passé dans les années 50, au moment de la construction de la Pologne. L'Homme de marbre c'est le stakhanoviste, l'ouvrier qui déplace les montagnes, modèle importé de l'URSS des années 30. La journaliste découvre qu’après avoir été encensé par le parti, cet ouvrier a été traité comme un traître car il refusait de jouer le jeu. Entré dans l'opposition, il meurt en 1970 sous les coups de la milice à Szczecin, au bord de la mer Baltique. Le film constitue une critique du régime qui a trahi son prétendu héros, qui a manipulé les hommes et a faussé l'histoire.

Le personnage de L’Homme de marbre meurt sur les barricades en laissant un fils derrière lui. On retrouve ce fils dans le deuxième opus de la triologie, L’Homme de fer.

F.B. : L'Homme de fer se déroule dans la période qui précède la soulèvement de 1980 et va s’achever avec le moment historique que représentent les accords de Gdansk fin août 1980 et la création du syndicat Solidarnosc. La journaliste arrive sur les chantiers navals de la ville de Gdańsk et cherche le fils de l'homme de marbre. Dans L'Homme du peuple, on voit également la grève aux chantiers navals, qui avait éclaté suite au licenciement d’une ouvrière, Anna Valentinowicz. Il y a donc continuité entre les trois œuvres de Wajda. Lech Walesa avait lui aussi été licencié des chantiers navals avant de monter sur les grilles et entraîner la révolution mais il n’était pas seul. En 1976 déjà, un groupe d’intellectuels avait crée un comité de défense des ouvriers (en polonais "Komitet Obrony Robotników", "KOR"). Une longue tradition d'opposition au parti communiste existait en Pologne. Le KOR réunit les intellectuels et les ouvriers. Wajda tourne L'Homme de fer au moment même où les choses se déroulent. C'est extraordinaire d'un point de vue historique. L'art de Wajda est de mêler des actualités de l'époque avec son récit. La réalité illumine la fiction.

Président de la République de 1990 à 1995, comment Lech Walesa est-il perçu aujourd’hui en Pologne ?

F.B. : Une séquence du film L’Homme du peuple montre Lech Walesa dans les bureaux de la police secrète après une manifestation. On lui demande de signer un document établissant qu'il travaille pour la police secrète. Cette accusation le poursuivra durant toute sa carrière politique. Dans le film, il explique à la journaliste pourquoi il a signé : son premier fils est en train de naître et il veut voir sa femme. Cette scène révèle les manières ignobles qu'employait la police secrète pour casser les gens, les forcer à coopérer, dénoncer leurs camarades. Le pire a été fait en RDA à l'époque. Aujourd’hui, Lech Walesa est comme statufié. Les Polonais lui ont donné son congé. Il a essayé de revenir à plusieurs reprises dans le jeu politique mais ça n’a pas marché. Il n’a pas été un très bon président, il était très conservateur sur tout ce qui concernait la sexualité, les jeunes et les femmes. Walesa était un fervent catholique.

Contrairement à ses deux films précédents, Wajda aborde dans L’Homme du peuple, l’histoire de son pays par le biais d’un seul homme.

F.B. : Lech Walesa est un géant mais l’histoire n’est pas le fait d’un seul homme. La fédération de syndicats polonais Solidarność représentait la masse des ouvriers polonais, pas seulement ceux des chantiers navals de la ville de Gdańsk. En 1945, il y avait déjà eu des conseils ouvriers qui reprenaient l'esprit autogestionnaire hérité du XIXème siècle pendant lequel la Pologne, partagée entre la Russie, la Prusse (puis l'Allemagne), et l'Autriche (puis l'Autriche-Hongrie) est marquée par une succession de révoltes et d'insurrections nationales (1830,1848 et 1863). En octobre 1956, lors des grandes révoltes ouvrières, l’idée de conseils ouvriers apparaît de nouveau. L’autogestion ouvrière s’oppose au parti communiste et aux syndicats, qui ont tout fait pour la détruire. À cet égard, la Pologne a une histoire différente de celle des autres régimes communistes. Il y a eu un refus ouvrier de la domination du parti communiste, s'appuyant sur le catholicisme (Jean Paul II a beaucoup soutenu Solidarnosc) et le nationalisme, qui s'est exprimé lors des soulèvements populaires de 1956, 1968, 1970 et 1981.

Pourriez-vous revenir sur cette année 1981, apogée de toute cette série de mouvements contestataires polonais ?

F.B. : Pendant cinquante ans les soviétiques ont passé leur temps à détruire toutes les solidarités qui pouvaient naître (notamment entre classes) en URSS et dans les pays de l'Est. Il ne fallait surtout pas que les ouvriers s'associent aux paysans, ou aux intellectuels. Or, le miracle de 1981 en Pologne, c'est justement la jonction des ouvriers, des paysans et des intellectuels comme Tadeusz Mazowiecki, qui deviendra premier ministre. Lui, comme Bronisław Geremek et beaucoup d’autres, sont venus de Varsovie pour se mettre au service du mouvement. Il régnait une émulation extraordinaire. Dans le film, Lech Walesa dit en parlant des intellectuels : ''Ce sont des experts, ils vont nous être utiles''. Mais ils n'étaient pas seulement des gratte-papiers, ils avaient des relais à l'Ouest. Il y avait une réelle symbiose entre Mazowiecki, Geremek et les autres, et Lech Walesa. Le communisme ne meurt pas le 9 novembre 1989 à Berlin mais à Gdańsk, le 31 août 1980, date à laquelle le pouvoir communiste cède et accepte les syndicats libres, la libération des prisonniers, le droit de se réunir et la liberté de parole. C'est pour cela que la lutte a duré quinze mois. Le syndicat Solidarność est légalisé après cet accord de Gdańsk. Ce n’est d’ailleurs plus un syndicat, c'est devenu la nation : il compte 10 millions d’adhérents, soit un tiers de la population polonaise ! Le miracle de Solidarność n’a jamais été répété ailleurs. L’apparition des intellectuels est importante car ils n’étaient absolument pas pro-capitalistes. À cette époque, on ne pense pas à la fin du communisme. Pour avoir vécu en Pologne en 1984-85 et ensuite en RDA, afin d'y rédiger ma thèse d’habilitation, je peux témoigner que personne, moi y compris, n'imaginait que le Mur pouvait tomber. Tout le monde était sous l’emprise de ce système qui dominait l'ensemble de la société. Mais les citoyens polonais voulaient défendre les ouvriers, les paysans, le catholicisme. ll n’a jamais été question d’abattre le parti. Tout le monde savait bien qu'abattre le parti, c'était faire débarquer les chars russes. Il régnait une peur terrible en 1981, même à l’ouest. D’août à décembre 1981, la tension est à son comble.

Quelle est la genèse des mouvements de révolte de 1981 ?

F.B. : Tout est né sur la mer Baltique, dans la ville portuaire de Gdańsk. Les chantiers navals représentaient l’une des plus grandes réussites du pouvoir communiste installé depuis 1945. Il y avait eu d’autres concentrations ouvrières dans d’autres villes portuaires, notamment Sopot et Szczecin. Lech Walesa en parle dans le film quand il évoque le financement d’un monument érigé devant l’usine en mémoire des dizaines d’ouvriers tués lors de ces soulèvements. On peut voir la croix devant les chantiers navals. C’est Solidarność qui l’a financé. En 1981, quand ils se révoltent, ils veulent réintégrer Anna Walentynowicz, mais ils veulent aussi et surtout des syndicats libres. La revendication de syndicats libres était véritablement au cœur de nombreuses révoltes en Europe centrale et même en URSS. Les ouvriers voulaient des syndicats pour défendre leurs intérêts. Dans le système communiste, les syndicats étaient aux ordres du parti. Ils avaient en charge la distribution de biens (comme les appartements ou les denrées alimentaires) que vous ne trouviez pas sur le marché parce qu’il n’y avait pas de marché. La sécurité sociale dépendait d’eux donc vous étiez forcés d’être membre. La première revendication des ouvriers n’est donc pas la liberté politique, la démocratie ou l’Ouest mais la liberté syndicale.

Y a t-il eu des tensions au sein de Solidarność ?

F.B. : Le personnage de Walesa dans le film pourrait laisser croire qu’il était un bonhomme sympathique mais c’était un fin négociateur. Ce n’était pas du tout gagné d’avance qu’il devienne leader de Solidarność. Lech Walesa avait beau être charismatique, nombreux contestaient ses manières autoritaires. Le rideau tombe en 1989 et Lech Walesa est élu Président de la République en 1990 au cours des premières élections libres du pays. Le syndicat Solidarność irrigue la nouvelle classe politique. Une grande partie des cadres historiques du syndicat deviennent députés ou ministres. Puis, le syndicat vire très à droite, héritier du catholicisme et anti-communiste. Plusieurs syndicats vont apparaître en son sein mais se détournent complètement de la maison mère, notamment Solidarność 1981. Leur programme dit : « Vous avez trahi les idéaux, vous avez négocié à la table ronde en 1989 avec les communistes alors qu’il fallait les abattre. Nous sommes résolument anti-communistes. » À cette fameuse table ronde, il y avait le centre, représenté par Mazowiecki, Geremek, Walesa et les autres, et il y avait les extrémistes pour qui il n’était pas question de négocier. En face, le général Wojciech Jaruzelski représentait les modérés, alors que les staliniens ne voulaient rien lâcher. C’était très tendu. On ne voit pas les Russes dans le film, or ils étaient prêts à intervenir. Les communistes et Moscou faisaient ronfler les tanks en 1981. La période était très confuse, tout le monde ou presque était convaincu que ça allait se terminer dans le sang. Évidemment quand Walesa parlait, tout le monde écoutait, mais il y avait énormément de tensions dans le syndicat. Nombreux étaient ceux qui voulaient tout arrêter, notamment les intellectuels. Ils disaient : « Arrêtez, les chars russes sont au bout de la rue ! ».