Tu ne tueras point©Metropolitan Filexport

Tu ne tueras point… mais un peu quand même

Critique
de Mel Gibson
140 minutes 2016

Tu ne tueras point boxe-t-il, à l’image de son héros, hors de sa catégorie ? Pour les soldats américains décimés dans l’enfer de la bataille d’Okinawa (1945), la réponse ne fait pas un pli : l’objecteur de conscience, Desmond Doss, a accompli l’extraordinaire en sauvant, seul, la vie de 75 de ses frères d’armes. Pour les spectateurs confrontés au nouveau long métrage de Mel Gibson, la question reste plus délicate. Relève-t-il d’un film de guerre simplement inscrit dans la tradition hollywoodienne ? Ouverts à toutes les influences, Tu ne tueras point puise aussi bien chez Spielberg, Kubrick, Eastwood et que chez David Ayer et Peter Berg. Sa structure reprend le schéma narratif de Cheval de guerre : la première partie du film distingue, loin du front, les qualités du héros, la seconde les met à l’épreuve du feu. Entre les deux, on extrait de Full Metal Jacket le sergent instructeur pour initier Doss aux duretés viriles de la fraternité militaire. Sur le front Pacifique, Mel Gibson transforme les décors de Lettres d’Iwo Jima en un enfer gris qui, comme dans Fury, démembre et engloutit les corps. Plongés au cœur d’une violence hyperréaliste digne de la première scène d’Il faut sauver le soldat Ryan, les soldats américains souffrent, dans leur chair, le martyre du Sang et des Larmes pour comprendre le sens du mot fraternité. Auberge espagnole du film de guerre, Tu ne tueras point serpente ainsi entre les influences, fait sienne les meilleures idées, en offre une synthèse parfois surprenante mais en réalité un peu trop fade pour marquer l’histoire du genre.

Mel Gibson n’a pas à en rougir. Son intention n’est pas là. Qu’importe le flacon cinématographique, pourvu que le public boive jusqu’à la lie, avec La Passion du Christ, Apocalypto et désormais Tu ne tueras point, le message évangélique de son auteur. Le « réalisme » des langues mortes auparavant, celui des combats aujourd’hui n’ont d’autre vocation que de servir de médias à une parabole chrétienne édifiante. Tu ne tueras pas s’inscrit dans cette veine de manière transparente. Le père du héros, ivrogne violent mais néanmoins chrétien, sert volontiers de figure cathartique à Mad Mel qui, depuis une décennie, s’évertue à expier ses frasques misogynes, homophobes ou antisémites. De l’ouverture jusqu’au générique final, le réalisateur égrène, au chapelet de son tridentisme, les références bibliques. Tel Caïn avec Abel, Desmond Doss manque de tuer son frère : il découvre alors les dix commandements et décide de rejeter toute forme de violence. Adventiste du 7e jour refusant de se battre le samedi, il se lave de la crasse du combat dans un baptême hautement symbolique. Christ désarmé souffrant pour les siens dans l’apocalypse de la bataille, il reçoit les stigmates en évacuant les corps des blessés et, une fois son miracle accompli, gagne le ciel, les bras en croix. Desmond Doss a réussi à traverser l’épreuve des moqueries de ses camarades, les sanctions de l’armée américaine comme l’enfer japonais pour sauver l’humanité…. Ou tout du moins ses frères d’armes américains.

Car il ne faut pas se méprendre. La foi chrétienne, l’objection de conscience, le sacrifice fraternel ne riment pas, chez Mel Gibson, avec pacifisme. Loin du message universaliste de la Ligne rouge de Terrence Malick, Tu ne tueras point préfère renouer avec la pieuse morale patriotique de l’American Sniper de Clint Eastwood. Desmond Doss a beau personnellement refuser la violence, il n’en accepte pas moins la guerre pour protéger, tel un chien de berger, le troupeau de la meute des loups. Engagé volontaire sur le front Pacifique, il demande certes à devenir infirmier pour ne pas tenir d’armes mais soutient avec courage la cause de ses frères en lutte contre des animaux maléfiques. Cruels, perfides, barbares… les Japonais font figure d’adversaires abominables à abattre. Dégoût pour Satan, pureté de l’action salvatrice : Mel Gibson marche sur les traces d’une morale à la Tea Party qui résout la dialectique patrie-religiosité dans la violence légitime. Terre d’élection divine, l’Amérique devait massacrer les amérindiens païens qui la peuplaient au XIXe siècle. Foyers sataniques, les pays de l’Axe du mal devaient aujourd’hui recevoir les foudres d’une vengeance armée légitime. Confronté à une force maléfique capable de subvertir la communauté chrétienne américaine, Desmond Doss avait lui aussi le droit de lier la foi non violente au patriotisme agressif pour assurer la quadrature d’un cercle de valeurs, qui n’est paradoxe qu’aux yeux des Européens.