On ne choisit pas sa famille

Critique
de Hirokazu Kore-Eda
121 minutes 2018

Qu'est-ce qui forme une famille ? Les liens du sang prévalent-ils sur tout ? Ces questions traversent le cinéma du prolifique Kore-Eda Hirozaku depuis longtemps. Elles résonnaient avec amertume dans Nobody Knows et douceur dans Après la Tempête. Le réalisateur les pose avec une subtilité renouvelée, dans sa dernière oeuvre, Une Affaire de Famille. On y suit une drôle de famille qui vit de petits boulots et de méfaits en tout genre. En revenant d'une séance de vol à l'étalage avec son fils Shota, Osamu, le père, retrouve une petite fille laissée à l'abandon dans la rue par ses parents violents. Bien que très pauvre, Osamu et sa famille décident de la recueillir et d'élever la petite fille. À travers les yeux de l'enfant, on fera peu à peu connaissance avec eux et on découvrira les liens complexes qui les unissent…

Une famille relationnelle 

Une affaire de famille aborde plusieurs concepts sociologiques qu'on retrouve aisément dans les programmes de SES de Seconde et de Première ES. Celui de la "famille relationnelle", théorisé par François De Singly notamment, est au coeur de l'intrigue. Les six personnages du film se sont construit comme famille en dehors de tout lien de parenté biologique. Au sommet de cette hiérarchie, la grand-mère Hatsue veille tout particulièrement sur les enfants. Le couple Nobuyo-Osamu fait office de parents, bien que cette étiquette leur soit refusée par le jeune Shota, et Aki de grande soeur. Ce jeu d'assignation des rôles au sein de la famille n'est jamais forcé, et repose surtout sur la capacité de chacun à faire ses preuves et à apporter sa contribution au groupe On voit également se développer une forme de socialisation genrée particulière de Shota et de Rin/Juri, notamment dans l'apprentissage du travail, qui mériterait d'être approfondie en classe. Au final, cet échaffaudage social, ce bricolage relationnel tiennent pourtant aussi solidement que la modeste maison des Shibata. La force émotionnelle que Kore-Eda parvient à faire passer à travers ses personnages emporte le spectateur : à force de jouer à la famille, les Shibata ont fini par en fonder une. Cet accord tacite pèse à sa manière sur chacun des personnages, et plus particulièrement sur le jeune Shota. Mais il n'entame pas la tendresse qui se dégage des moments les plus heureux, comme une sortie à la mer. Sens du décor, du dialogue, du cadre intimiste : l'écriture blanche de Kore-Eda a rarement été poussée aussi loin dans sa virtuosité.

La société et le contrôle

Une affaire de famille ne se contente pas de brosser un portrait juste et touchant d'une famille recomposée. Kore-Eda va encore plus loin, et, comme à son habitude, part d'une histoire singulière pour dénoncer les travers plus globaux de la société japonaise. En effet, si les Shibata doivent s'arranger comme ils le font, et vivre entre la misère, les petits délits et l'abandon de leurs proches, c'est bien à cause des carences de celle-ci. L'absence de lien social est criante : lorsque Juri/Rin disparaît pour aller vivre avec les Shibata, ses parents biologiques ne la cherchent même pas. Tout le monde semble laissé pour compte, jusqu'aux clients d'Aki, qui gagne sa vie en vendant ses charmes. Le cinéma de Kore-Eda est aussi celui des marginaux, de ceux que la société laisse sur le bord de la route. On pourra ici aisément aborder les chapitres du programme de SES autour de l'anomie et de la norme sociale, puisque les personnages d'Une affaire de famille semblent vivre en dehors de cette dernière. Sur la fin du film, la lente destruction de cette étrange cellule familiale laisse un goût amer au spectateur, qui constate l'incapacité des institutions à sortir d'un statu quo social moralisateur.

En multipliant les couches de lecture, en maîtrisant parfaitement et sobrement l'authenticité de son intrigue et des relations de ses personnages entre eux, Hirozaku Kore-Eda signe une nouvelle fois un chef d'oeuvre de cinéma. Une affaire de famille ravira les professeur.e.s de SES qui souhaitent travailler autour de la question de la famille, mais aussi et surtout, tous les élèves féru.e.s. du septième art. 

Cet article a été écrit avec l'aide de Florence Aulanier, professeure de SES en lycée. 

SES