"La Couleur pourpre se déroule à un moment où, dans le Sud des États-Unis, les communautés sont strictement séparées"

Entretien
de Blitz Bazawule
141 minutes 2024

Plus de quarante ans après la sortie du roman épistolaire d’Alice Walker, La Couleur pourpre revient sur nos écrans dans une version musicale. Pour cette deuxième adaptation cinématographique, le réalisateur Blitz Bazawule s’est inspiré du musical joué pour la première fois à Broadway en 2005. Nous avons demandé à Anne-Marie Paquet-Deyris, professeure de cinéma et de littérature américaine à l’Université Paris-Nanterre, de nous éclairer sur le contexte historique et littéraire du roman de Walker.

Alice Walker est la première autrice noire à remporter le prix Pulitzer, ainsi que le Prix de la Fiction, en 1983, avec La Couleur pourpre. Pouvez-vous la replacer dans l’histoire de la littérature afro-américaine ?
Alice Walker commence à émerger dans les années 70 mais elle ne se fait vraiment connaître qu’en 1982 avec la publication de La Couleur pourpre. Ce roman est une véritable déflagration dans le paysage littéraire américain. Pour la première fois, une autrice parle de façon directe et crue de la vie d’une jeune femme afro-américaine, une descendante d’esclaves qui devient la bonne d’un mari qui la bat et la violente constamment. Il faut garder en tête que le traumatisme de l’esclavage est alors encore très ancré dans les esprits. La Couleur pourpre mêle une dimension historique très directe à une violence domestique réaliste. Quand le livre sort en 1982, il subjugue et choque les lecteurs et lectrices. La même chose se passe quand il est traduit deux ans plus tard en français par Mimi Perrin. Il provoque un véritable choc, notamment dans le milieu universitaire. Il est difficile de parler de l’ascension d’Alice Walker sans évoquer l’une de ses contemporaines : Toni Morrison. Dès 1971, Morrison publie son premier roman L’œil le plus bleu, dans lequel elle traite des mêmes thématiques. Elle y raconte l’histoire d’une famille afro-américaine pauvre, au sein de laquelle grandit une petite fille victime d’inceste. Les carrières de Walker et Morrison se développent en miroir, mais Walker est la première à être reconnue officiellement et à recevoir des prix prestigieux dans le milieu littéraire américain.

L’histoire se déroule sur plus d’une trentaine d’années, mais il n’est quasiment pas fait allusion aux événements historiques qui secouent l’Amérique. La communauté noire rurale de Georgie, dépeinte dans le livre, semble vivre séparée de la société blanche. À quel moment de l’histoire des Afro-américains la réalité décrite par le film correspond-elle ?
Le roman commence en 1909 et l’essentiel de l’action se déroule dans les années 1930. Les effets du krach boursier d’octobre 1929 durent pendant une décennie. La machine économique s’enraye, les gens n’arrivent plus à survivre. Les communautés afro-américaines sont touchées encore plus violemment que le reste de la population. Il faut attendre Rosa Parks et les années 50 pour voir émerger le mouvement des droits civiques. La Couleur pourpre se déroule bien en amont, à un moment où, dans le sud des États-Unis, les communautés sont strictement séparées. On le voit dans le roman au moment où Miss Millie, la femme du maire, se permet de demander à Sophia de devenir sa bonne. Cette dernière refuse. Elle est rouée de coups et jetée en prison pour cet acte de résistance. À cette époque, on assiste tout de même à un début d’émancipation avec le mouvement artistique de la Renaissance de Harlem qui propose des créations vibrantes, éblouissantes dans des domaines aussi divers que la littérature, la musique, la danse ou la peinture. Mais nous sommes loin de la résistance de masse. Mais le vrai cadrage historique du roman s’inscrit plutôt sur la page avec Nettie, la sœur de Celie, qui devient missionnaire et part avec un couple de religieux en Afrique. Walker retrace ainsi l’histoire du Liberia, un pays particulièrement symbolique puisqu’il a été fondé au milieu du XIXe siècle par d’anciens esclaves américains qui ont choisi de revenir habiter leur terre d’origine sur le vieux continent. Elle évoque à travers la trajectoire de Nettie ce mouvement de retour vers la mère patrie, ainsi que l’effort d’établissement d’églises protestantes et l’évangélisation des Libériens au début du XXe siècle.

Pouvez-vous expliciter le titre, très métaphorique, du roman ?
Plusieurs interprétations sont possibles. Celie et Nettie font plusieurs fois allusion à cette couleur quand elles sont enfants, elles expliquent alors que le pourpre est une couleur profonde qui évoque à la fois la vie et l’espoir. Cette teinte est aussi un symbole de protection divine. Mais le pourpre ou violet a pris plus tard une interprétation différente, puisqu’il s’agit de la couleur des mouvements lesbiens. Est-ce quelque chose qu’Alice Walker avait voulu insérer en filigrane dans les années 80 ? On peut se poser la question. Quand elle publie le roman, en 1982, nous sommes en plein mouvement féministe et de revendication des droits LGBT. Alice Walker ne pouvait donc pas ignorer la symbolique de cette couleur. Il y a probablement là un syncrétisme entre plusieurs significations.

La Couleur pourpre est la cible de la censure dès sa sortie notamment à cause de sa violence et de ses représentations de l’homosexualité féminine. Pourquoi le roman choque-t-il autant à l’époque ? Est-il aujourd’hui la cible des mouvements conservateurs ?
Au moment de la publication du roman au début des années 80, l’Amérique est secouée par le SIDA. Il y a un retour de bâton terrible contre les communautés homosexuelles, qui va contribuer à la censure du roman. J’étais étonnée de ne pas voir La Couleur pourpre dans les listes de livres qui sont aujourd’hui interdits dans les collèges et lycées de certains états américains, puisqu’on y trouve des romans de Toni Morrison comme L’Œil le plus bleu. Ces listes sont établies localement au niveau de chaque school board. Ce sont les parents qui font partie de ces conseils d’école, qui influencent en grande partie ce que les élèves peuvent ou ne peuvent pas lire. Je ne serais pas surprise qu’il y figure un jour, puisqu’il traite frontalement de nombre de sujets sensibles.

Le livre dénonce à la fois le racisme des blancs et la violence des hommes noirs. Quelles controverses entraîne-t-il au sein des communautés afro-américaines ?
L’absence et/ou la violence de l’homme noir, et du père en particulier, sont des thématiques délicates qui posent problème dans la culture afro-américaine, notamment parce qu’elles sont devenues des clichés qui ne correspondent pas à la réalité de la plupart des foyers afro-américains, clichés contre lesquels se battent de nombreux auteurs noirs. Dans La Couleur pourpre, Alice Walker décrit cette violence de façon extrêmement crue, ce qui est très novateur et osé à l’époque. Quand elle raconte les violences faites aux femmes au sein du foyer et au niveau plus large de la communauté afro-américaine, elle brise un tabou qui divise. Pour certains, ce tabou devait être dénoncé, pour d’autres, il devait être passé sous silence.

Par son approche, qu’on appellerait aujourd’hui « intersectionnelle » (Celie est opprimée en tant que femme et en tant que noire), par sa réflexion sur les stéréotypes de genre, La Couleur pourpre apparaît très moderne. Peut-on dire que le roman était en avance sur son temps ?
C’est indéniable, cela explique d’ailleurs pourquoi le roman a tant dérangé au moment de sa publication et pourquoi il continue à déranger aujourd’hui. Cette théorie de l’intersectionnalité, qui apparaît en 1989 avec les écrits de la Professeur de Droit et féministe africaine américaine Kimberlé Crenshaw, est déjà clairement présente dans La Couleur pourpre. Walker montre une triple oppression. Celie est opprimée par la communauté blanche parce qu’elle est noire, elle est opprimée par les hommes parce qu’elle est une femme et elle est opprimée par son propre père parce qu’elle est une jeune proie facile. L’inceste est montré très clairement. Ces trois aspects sont extrêmement bien documentés, montrés sans détour. La forme épistolaire du roman est d’ailleurs intéressante en ce qu’elle permet un décalage temporel et une mise à distance. Comme les événements sont racontés à une destinatrice physiquement et temporellement éloignée, chaque micro-récit et chaque acte violent sont concentrés, comme dans un haïku japonais. Je me demande (il s’agit là d’une hypothèse de ma part), si Alice Walker n’a pas choisi cette forme pour essayer de déjouer la censure. Elle savait que le contenu de son livre était explosif, qu’il allait révolutionner le milieu littéraire et avoir un impact significatif sur la communauté noire. Cette forme épistolaire a pu atténuer la frontalité du roman en la décalant...

La comédie musicale tirée du livre est créée à Broadway une première fois en 2005, puis en 2015, avant d’être adaptée au cinéma aujourd’hui. Qu’est-ce que la musique (déjà assez présente dans le roman, à travers le personnage de Shug) apporte d’après vous à l’adaptation du roman ?
De grands pans du roman sont déjà consacrés à la musique et au personnage de Shug Avery, qui agit comme une force libératrice dans la vie de Célie. Quand on lit les lettres de cette dernière, il est évident que la musique l’a portée vers un certain type de liberté et lui a permis de s’émanciper. Dans le roman de Walker, des passages entiers des lettres sonnent comme des poèmes ou des chansons. On peut ajouter bien sûr que le roman vient s’inscrire dans l’histoire du jazz, un style musical qui explose dans les années 20 au moment des grandes migrations. Beaucoup d’Afro-Américains quittent alors l’ancien Sud esclavagiste pour aller tenter leur chance à New York, Boston ou encore Chicago et apportent avec eux le jazz. La musique tient aussi une partie importante dans le film de Spielberg, avec les scènes qui se passent dans le bastringue de la section noire de la ville.

Anne-Marie Paquet-Deyris est professeure Professeur d’Etudes Filmiques et Sérielles Anglophones et de Littérature Américaine à l’Université Paris Nanterre. Dans ses recherches, elle s’intéresse notamment aux voix de femmes dans la littérature afro-américaine.