"Le choix d’adaptation le plus remarquable est d’avoir rendu la relation entre Michael et Kensuké quasi muette."

Entretien
de Neil Boyle et Kirk Hendry
84 minutes 2024

L'universitaire Danielle Dubois-Marcoin est maître de conférences en Théâtre et littérature de jeunesse, Université d’Artois. Elle a beaucoup travaillé sur les "robinsonnades", variations sur le héros de Daniel Defoe, dans la littérature jeunesse. Nous l'avons intérrogée sur la manière dont le roman de Kensuké et son adaptation cinématographique s'inscrivent dans cette tradition.

Le Royaume de Kensuké, le film et le livre s’inscrivent dans une longue tradition, celle des « robinsonnades ».
Le roman de Defoe paraît en 1719, c’est un grand succès d’édition. Il est très vite traduit dans différents pays européens (dès 1721 en France). Il inspire des imitations et des variantes tellement nombreuses qu’elles fondent un genre à part entière, celui de la « robinsonnade ». Ces robinsonnades s’adressent d’abord aux adultes, mais le roman de Defoe est rapidement adapté pour la jeunesse (en France à partir de 1767 par Madame de Montreille). Dès la fin du XVIIIe siècle, la robinsonnade devient ainsi un des fondements de la littérature pour la jeunesse en Occident. Le Royaume de Kensuké s’inscrit dans la même tradition.

Comment expliquer l’attrait des auteurs jeunesse, comme Michael Morpurgo, pour la robinsonnade ?
La robinsonnade appartient au genre du roman d’aventures, qui est un des genres les plus populaires de la littérature jeunesse, par sa promesse de dépaysement et d’action. Mais elle est aussi un des fondements du roman d’éducation, pour les enfants et surtout les adolescents. Dans Émile ou De l’éducation (1762), Jean-Jacques Rousseau, qui déteste les romans, n’en retient qu’un pour la jeunesse, c’est Robinson Crusoé. Il en recommande la lecture (en tout cas le récit du séjour sur l’île déserte) vers l’âge de 12 ans. Cette fiction est un vecteur d’enseignement. Le jeune lecteur y apprend tout ce qui est nécessaire à la survie matérielle en solitaire. Mais le roman a aussi une forte dimension morale : c’est d’abord la condamnation du désespoir, de l’abandon (Robinson ne peut s’en tirer que s’il garde espoir) ; c’est aussi un éloge de la persévérance (Robinson s’y reprend à plusieurs fois pour réussir) ; c’est enfin l’apprentissage de la sobriété et de la prévoyance. Je cite toujours cet élément du texte de Defoe : en secouant un sac recueilli dans l’épave du navire, Robinson va trouver trois ou quatre grains de blé. Il les plante, il obtient quelques épis, il les ressème. Il va attendre quatre ans pour profiter de sa récolte et faire du pain. C’est le contraire du gaspillage, de l’abondance facile.

Les robinsonnades évoluent-elles avec leur temps ?
Elles se colorent bien sûr des préoccupations de leur époque et des convictions de leurs auteurs. À la fin du XVIIIe les éducateurs philosophes s’emparent du thème, dans le droit fil des Lumières. Le Robinson suisse du pasteur Wyss (1812) est pratiquement une encyclopédie mise en récit. Les quatre fils et leurs parents vont accomplir un travail de naturalistes sur l’île et au sein de la famille. En France, après les événements révolutionnaires, la robinsonnade va être mise au service des éducateurs pédagogues catholiques (principalement des femmes) du début du XIXe siècle pour développer des exemples d’enfants qui se conforment au modèle du jeune enfant chrétien idéal. À la fin du siècle la robinsonnade porte plutôt l’exaltation de la civilisation industrielle. Chez Jules Verne par exemple, dans L’île mystérieuse (1875), l’ingénieur Sirius Smith, qui a dû délester l’aérostat d’absolument tout son chargement pour parvenir à accoster sur l’île, lance le défi d’installer un chemin de fer sur l’île ! « Pas un instrument quelconque, pas un ustensile. De rien, il leur faudrait arriver à tout. »

On est dans une toute autre perspective avec Le Royaume de Kensuké.
Les robinsonnades du XIXe siècle, celle de Jules Verne que l’on a déjà citée ou celle de Fenimore Cooper (Le Cratère, 1847), sont l’expression d’un modèle occidental triomphant, qui s’impose par sa supériorité technique, ses capacités de mise en valeur des ressources naturelles. Elles accompagnent l’expansion colonialiste. Cependant, après le cataclysme de la seconde guerre mondiale, à partir de la seconde moitié du XXe, la littérature manifeste une remise en cause de ce modèle : les robinsonnades questionnent cette supériorité occidentale, les pulsions barbares peuvent prendre le dessus (Sa Majesté des mouches, William Golding, 1954) ; elles portent aussi les préoccupations environnementales naissantes. On le voit chez Michel Tournier qui réévalue le rôle de Vendredi jusque dans son titre (Vendredi ou la vie sauvage, 1971), ou chez Michael Morpurgo dans Le Royaume de Kensuké : Kensuké transmet à Michael une attitude d’humilité et de respect du vivant, à l’opposé de l’entreprise prédatrice des braconniers. Cette morale est beaucoup plus en phase avec notre époque préoccupée par la crise climatique et le déclin de la biodiversité. Elle est aussi le reflet d’un monde où toutes les terres vierges ont été explorées, et dont on a pris conscience des limites.

La grande différence du Royaume de Kensuké avec le modèle de Defoe, c’est que Michael n’est pas le premier naufragé sur l’île.
Dans le roman de Defoe, Robinson est propriétaire de ce territoire neuf sur lequel il débarque. Michel de Certeau parle de l’île de Robinson comme « le lieu d’un monde sans père ». Le jeune peut s’y construire lui-même, c’est le lieu de l’émancipation. Ça n’est pas le cas dans Le Royaume de Kensuké, où Michael trouve une autre figure tutélaire. Tel le Vendredi d’origine, Michael est placé, pour sa survie, sous la dépendance totale de Kensuké, ce qui reflète aussi la fragilité de son jeune âge. Mais Kensuké est une figure tutélaire intéressante parce qu’exigeante. C’est également une figure de l’altérité qui n’inspire ni rejet ni condescendance : Michael rencontre quelqu’un d’une autre génération mais aussi et surtout d’une autre civilisation. Leur relation au départ très distante permet de construire une compréhension et un respect mutuel.

La dimension éducative vous paraît-elle affirmée dans le roman de Morpurgo ?
L’élément particulièrement saillant de la robinsonnade dans Le Royaume de Kensuké, c’est la confrontation au principe de réalité. Si l’on veut grandir, il faut apprendre à dépasser la recherche du plaisir immédiat et se confronter aux contraintes du réel. Cette dimension est exprimée de façon très lisible et très forte dans le texte de Morpurgo : à chaque fois que Michael transgresse un interdit édicté par Kensuké, il lui en coûte, comme on le voit par exemple avec l’épisode des méduses. Mais il est intéressant de noter que l’interdit peut évoluer quand la confiance s’installe, être négocié si les circonstances l’exigent. Michael a l’interdiction totale de faire du feu pendant les trois quarts du roman, mais à la fin Kensuké accepte qu’il se signale au voilier de ses parents en allumant un brasier.

Qu’avez-vous pensé du travail d’adaptation du livre au film ?
L’adaptation d’un livre pour le cinéma procède d’un nécessaire travail de coupe et d’épure. Le choix qui me paraît le plus remarquable est celui d’avoir rendu cette relation quasi muette (alors que dans le roman Michael apprend l’anglais à Kensuké). Michael et Kensuké n’ont pas vraiment de langue commune, ils se débrouillent avec des gestes, des signes, des expressions du visage. Le film tire ainsi partie de la force du medium cinématographique, et est d’autant plus accessible aux enfants (qui comprennent très bien ce langage visuel). Et cela contribue aussi à équilibrer la relation entre Kensuké et Michael…