Au bord du monde : entretien avec Claus Drexel
Dans Au bord du monde, remarquable documentaire sortant dans peu de salles mais encensé par la critique, le cinéaste Claus Drexel est parti à la rencontre des sans-abri qui hantent la nuit parisienne. Un engagement humain au long cours qui nous permet de nous confronter à des individus tellement en marge qu'on ne les voit ni ne les écoute plus, mais aussi une expérience de cinéma portée par des partis pris esthétiques très forts. A l'occasion de la sortie du film, nous avons interrogé le réalisateur sur ses intentions.
Zérodeconduite : Comment est né ce film ?
Claus Drexel : J'avais envie de faire ce film parce que j'étais frappé par le nombre croissant de sans-abri que l'on voit à Paris. Ce sont des gens que tout le monde voit mais que personne ne regarde, et surtout que personne n'écoute. Même dans les reportages ou les documentaires qui leur sont consacrés, on préfère donner la parole à des travailleurs sociaux, des associations, des institutionnels, parce que les sans-abri sont difficiles d'accès, qu'il faut de la patience pour les faire parler. Que pensent-ils de leur situation, quel est leur regard sur le monde ? Ces interrogations étaient le point de départ d'Au bord du monde. Le parti pris du film était de recueillir la parole des sans-abri et rien que leur parole.
Le film se démarque aussi par ses partis pris visuels très forts…
C.D. : J'avais aussi dans l'idée de faire un film beau à regarder, dans lequel chaque plan serait comme un tableau (d'où le format large et l'utilisation de plan fixes). Il s'agissait de montrer le contraste inoui entre le dénuement dans lequel vivent ces gens et la richesse et la beauté des lieux qui les entourent. C'est particulièrement vrai à Paris qui est une sorte de ville-musée, un des fleurons de la civilisation occidentale. Mon producteur a eu alors l'idée de me faire travailler non pas avec un chef-opérateur de cinéma (qui aurait travaillé avec ses réflexes, qui aurait peut-être voulu des mouvements de caméra ou de l'éclairage artificiel) mais avec un photographe. Nous sommes tombés sur les photos de Sylvain Leser, qui photographie les sans-abris depuis cinq ans. Elles correspondaient exactement à ce que je cherchais : des partis pris esthétiques forts (ses photos rappellent Goya, Le Caravage), mais une volonté de toujours mettre l'humain au centre.
Comment avez-vous approché les sans-abri ?
C.D. : Dès le départ nous savions qu'il fallait prendre le temps de faire ce film, qu'il ne pourrait pas se faire rapidement. Je cite souvent ce que dit le Renard au Petit Prince : "si tu veux que l'on devienne amis, il faut que l'on prenne le temps de s'apprivoiser". Donc nous sommes partis dans les rues de Paris, notre caméra dans le sac, et nous avons commencé à aborder les sans-abri et à leur parler de notre projet (il était essentiel pour moi qu'ils soient pleinement consentants). Je ne m'étais pas du tout documenté avant, je voulais garder un regard innocent, m'ouvrir à la rencontre avec ces personnes que je ne connaissais pas. Nous avons rencontré beaucoup de monde, et je me suis rendu compte qu'il y avait plein de problématiques différentes, et par conséquent plein de films possibles ! Ceux qui m'ont le plus frappé, ce sont les gens qui ont un problème qui va au-delà de la question du logement, dont l'exclusion semble renvoyer à des blessures plus profondes. Nous nous sommes concentrés sur ces gens-là…
Le film commence par le témoignage de Jeny, qui est peut-être le personnage le plus éloigné de la "normalité".
C.D. : Jeny est un personnage fascinant à bien des égards, je voulais absolument qu'elle soit dans le film. Cette femme qui vit à même le sol sur les grilles d'aération du métro, à cinquante mètres de l'Arc de Triomphe, c'est un symbole qui résume tout le film, de même que les déambulations pied nus d'Henri sur les Champs-Élysées, à la toute fin du film. Jeny est une personne très fragile psychologiquement, mais complètement inoffensive : c'est pour cela qu'on la laisse là, que personne ne s'occupe d'elle. Le SAMU social a une brigade psy, mais qui manque terriblement de moyens : ils sont obligés de se concentrer sur les cas les plus urgents, ceux qui représentent une menace pour autrui. Les autres sont laissés à leur détresse, et c'est aussi cela que je voulais montrer. Avec ma monteuse Anne Souriau, nous avons construit la narration du film comme une évolution vers la folie. A cet égard Jeni était plutôt un personnage de fin de film. Mais cela ne fonctionnait pas, alors on l'a placé en ouverture, un peu comme à l'opéra, pour annoncer le thème du film. C'était une façon de placer tout de suite le spectateur dans un monde parallèle au nôtre, avant de revenir à des témoignages plus factuels, plus concrets, comme celui de Wenceslas qui s'exprime très clairement sur le quotidien des sans-abri.
Le film est vide de toute présence humaine, à l'exception des sans-abri.
C.D. : Je voulais vraiment montrer un Paris vidé de toute silhouette humaine, à part celle des sans-abri : comme si ceux-ci étaient les derniers survivants de notre civilisation, les derniers gardiens de cette "ville-lumière". Nous avons filmé en plein cœur de la nuit, à l'heure où le métro est fermé, quand Paris devient une ville fantôme. Pour tenir ce parti pris, nous avons dû aussi, sur quelques plans, effacer numériquement des silhouettes. Je revendique tout à fait cette stylisation, et le recours à des trucages. Werner Herzog oppose la "vérité du comptable", à laquelle on voudrait parfois réduire le documentaire, et la "vérité extatique", plus stylisée, qui est beaucoup plus riche et intéressante. Je m'inscris dans cette veine-là…
Le travail du son participe de cette stylisation dans le film.
C.D. : Je voulais que la parole soit très présente, tout en évacuant les sons de la ville, afin recréer une sorte de cocon, une intimité avec les personnages. Techniquement c'était une véritable gageure, d'autant que l'on travaillait en plans très larges. Du tournage en lui-même on n'a gardé que les voix, et on a recréé toute l'ambiance sonore du film en post-production, en recourant même au bruitage, ce qui est rare dans le documentaire.
Les personnes interrogées dans le film parlent assez peu de l'avant (comment ils ont basculé dans cette situation de précarité) et d'un éventuel après (comment ils pouraient en sortir)… On a l'impression qu'ils ont enfermés dans ce présent précaire.
C.D. : Je voulais qu'ils ne parlent que de ce qu'ils ont envie d'aborder, j'avais le souci de respecter leur intimité, même si je n'ai pas hésité à poser des questions à Christine sur ses enfants par exemple. Il est évident qu'il n'y a pas de réponse claire et univoque à la question du "comment devient-on un sans-abri ?". Quand il m'arrivait d'aborder la question, je me rendais compte qu'eux-mêmes ne savent pas vraiment. Leurs réponses sont très factuelles, et souvent insatisfaisantes à nos yeux. Les spécialistes ont établi qu'il s'agit dans la plupart des cas de de gens fragilisés durant leur enfance : beaucoup par exemple sont passés par des familles d'accueil. Des années plus tard, un accident de la vie (perte d'emploi ou de logement, divorce ou rupture amoureuse), qu'une personne plus solide aurait pu surmonter, réactive ce traumatisme d'enfance et les fait dégringoler. Comme il est dit au début du film, c'est comme une autre naissance : ils basculent dans un autre monde, et finissent par oublier leur vie d'avant. Chez les personnes que je fais figurer dans le film, je pense que le problème du logement n'est qu'un symptôme. Ils souffrent d'un mal bien plus profond que le seul fait de vivre dans la rue. Dans le cadre de la société de consommation, ces gens n'ont plus aucune valeur : c'est cela qui les rend fous, plus que de vivre à la rue. Cela étant dit, il ne faut pas minimiser les effets de la crise économique, l'explosion des loyers et la pression sur les salaires, le précariat : les gens se retrouvent à la rue parce que la société est devenue impitoyable. La majorité des sans-abri et des personnes en situation de précarité l'est pour des raisons économiques, mais ce n'était pas le sujet du film.