"Au delà de la question du sport et du handicap, ce film montre le quotidien d’une femme et d’une mère de famille"

Entretien
de Raphaël Pfeiffer
78 minutes 2018

L’œil du tigre vous paraît-il poser un regard juste sur le handicap ?

Ce qui m’a surtout plu dans le film, c’est qu’au-delà de la question centrale du sport et du handicap, il montre la vie et le quotidien d’une femme et d’une mère de famille. Laurence est une sportive qui s’entraîne, se fixe des objectifs en terme de performance, mais qui ne délaisse jamais sa famille. Le film montre qu’on peut être non-voyante et avoir des enfants. Or dans l’inconscient collectif, parentalité et handicap sont rarement évoqués ensemble. Laurence est une mère de famille exigeante avec ses enfants, comme elle l’est avec elle-même dans sa pratique. Elle est une battante, qui met toute son énergie dans ce qu’elle fait, que ce soit l’éducation ou les arts martiaux.

Au delà de sa forte personnalité, qu’est-ce qui fait la spécificité du parcours de Laurence ?

Je me suis très vite posé la question de l’origine de son handicap. Le rapport au monde est différent selon qu’un handicap est de naissance ou plus tardif. Quelqu’un qui a été voyant va appréhender différemment la cécité. Je ne sais pas si le spectateur le perçoit, mais c’est bien décrit dans le film. Le film montre les capacités d’adaptation de Laurence : elle cuisine, fait du sport, utilise l’ordinateur, etc. Elle se débrouille en somme. Elle bénéficie d’un environnement facilitateur, à la fois technologique et humain, qui lui permet de bien vivre son handicap. Dans le film, on voit que Laurence a socialisé au sein de classe de viet vo dao. Une de ses amis l’aide notamment à s’entraîner.

L’aide de ses camarades est-elle essentielle pour une personne handicapée qui souhaite faire du sport ?

Il s’agit d’une des grandes questions de l’accessibilité. Pour qu’une personne handicapée réussisse à correctement pratiquer un sport, plusieurs facteurs entrent en jeu. Il existe trois types de “facilitateurs” : le matériel, le cadre bâti et l’environnement humain. Le matériel renvoie à la technologie utilisée pour rendre un espace ou une pratique accessible. Le cadre bâti renvoie à l’environnement physique : par exemple pour les malvoyants on peut imaginer des repères au sol, des bandes tactiles etc. Enfin, il faut bien sûr que l’environnement humain suive. Il est constitué par les entraîneurs, qui doivent être formés et pédagogues, mais aussi la famille et les amis. Dans le cas de Laurence, on voit par exemple le rôle important de l’amie avec laquelle elle s’entraîne : elle devient un vrai guide pour elle. Il faut un soutien très fort du cercle de proximité pour qu’une personne handicapée réussisse dans sa pratique sportive. Très concrètement, il faut par exemple des gens pour vous emmener en compétition, ça demande de l’organisation. Il faut trouver des copains qui pratiquent le même sport que vous. Seul l’ensemble de tous ces facilitateurs va permettre que ça fonctionne. C’est un véritable système qu’il faut entretenir.

À un moment du film, Laurence raconte une agression qu’elle a subie en emmenant ses enfants à la plage. Les personnes handicapées sont-elles plus souvent victimes que les personnes valides. Peut-on parler de mécanisme de défense particulier aux personnes en situation de handicap ?

Quand on enseigne le sport et son utilisation dans le cadre d’un handicap, on parle souvent de résilience. Les américains parlent de “coping”. Faire du sport permettrait de dépasser son handicap. Je pense que c’est surtout vrai pour les déficiences motrices. Pour les déficiences visuelles, ça varie. Au delà de tout le discours politiquement correct de l’inclusion, le film pose la question de pourquoi fait-on du sport quand on est handicapé. Je me souviens d’une jeune fille trisomique de 14 ans avec qui j’ai travaillé, qui faisait du théâtre. Je lui ai demandé pourquoi. Je pensais naïvement que c’était pour l’inclusion, l’acceptation etc. Mais pas du tout. Elle m’a répondu que c’était pour apprendre à parler avec les gens. Elle avait une démarche très utilitaire. C’est un peu pareil dans ce film. Laurence fait du sport pour apprendre à se défendre, c’est pour cela qu’elle a choisi un sport de combat. Elle aurait pu faire du vélo, ou d’autres sports associés aux personnes malvoyantes, comme le torball (sport de ballon) ou le tir avec des cibles sonores. Mais non, elle veut faire un sport de combat. Pas pour se dépasser, pas par résilience, mais pour aller mieux, pour régler un traumatisme. Il s’agit d’un discours assez rare autour du handicap, qui est très bien mis en valeur dans ce film.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la logique inclusive ?

Derrière les questions pratiques, il y a une idéologie. On nous dit par exemple que “le sport intègre”, que “le sport fédère”. Mais dans la compétition, il y a une logique de performance, de résultat, de classement, et l’exigence d’égalité qui va avec : ce qui compte c’est que les participants aient les mêmes chances de gagner. On a donc créé différentes catégories, différents niveaux. En séparant les hommes des femmes, les jeunes des moins jeunes, et les handicapés des non handicapés. Au final, ça sépare les individus. Le sport n’est donc pas forcément intégrateur, mais plutôt segmenté. Il faut bien garder en tête que les pratiques sportives n’ont de valeur que celle que vont lui attribuer les individus. Des régimes peu recommandables ont utilisé ou utilisent le sport à des fins politiques, généralement de propagande. Le sport est un outil que chacun utilise à sa manière. Laurence l’utilise au départ pour une fin précise : se défendre. À cet égard le film est plus subtil et plus riche que le discours politique contemporain sur l’inclusion, qui tombe parfois dans le cliché.

Le film dépeint une certaine classe sociale dont Laurence est issue, et ses habitudes. Les personnes en situation de handicap vivent-elles la question de l’accessibilité des loisirs et du sport de la même façon en fonction de leur milieu socio-économique ?

On sent en effet que Laurence vient d’un milieu modeste. Cela m’a fait penser au film Intouchables. Est-ce un film qui parle de la différence entre un handicapé et un non handicapé, ou de la différence entre un riche et un pauvre ? Qu’est-ce qu’on voit en premier ? C’est la même chose dans L’Œil du tigre. Voit-on d’abord une personne d’un milieu social modeste, ou alors voit-on une personne malvoyante ? Le film a l’intérêt de montrer que les personnes handicapées sont des personnes normales : le handicap n’est pas une classe sociale, il y a des handicapés riches et des handicapés pauvres. Je pense que ce film peut être utilisé de cette manière, pour sensibiliser des élèves sur ces questions. Pour revenir sur la question du sport, il ne faut pas oublier que ce dernier est hiérarchisé dans la société. Certains sports sont l’apanage des classes les plus favorisées, d’autres rassemblent les enfants de milieux modestes. Pour schématiser, le fils du notaire joue au tennis, et le fils d’ouvrier au foot. Les activités révèlent souvent un capital social, économique et culturel. Là où je pense qu’un biais existe par rapport au handicap, c’est dans la question de l’accessibilité. De plus, les pratiques pour handicapés sont généralement fléchées : le judo est accessible aux déficients mentaux, le tir à l’arc aux déficients moteurs, etc. La question de l’offre sportive renvoie à la question de l’accessibilité mais aussi à celle du choix. Parfois, on va pratiquer le seul sport disponible dans son coin. Mais cette question là est valable aussi pour les valides.

Quels sont les enjeux de l’inclusion des personnes en situation de handicap pour un club de sport comme celui de Laurence ?

Dans le handicap, on parle de deux champs : d’un côté, le milieu ordinaire, qui est en gros la société, et de l’autre le milieu handicapé, ou secteur médico-social. C’est une vision très dichotomique dont on essaie de sortir. Par exemple, dans le sport, il existe deux fédérations dédiées aux handicapés, la FFSA et la FFH, mais la logique voudrait qu’on permette au maximum à ces personnes de pratiquer dans le milieu ordinaire. C’est ce que fait Laurence dans le film, puisqu’elle s’inscrit dans un club ordinaire. On ne dispose pas réellement de chiffres sur le nombre de clubs ordinaires qui accueillent des personnes en situation de handicap, mais la pratique est assez répandue. Il y a par exemple des handicapés mentaux dans des clubs de judo, des handicapés moteurs dans des clubs de tir à l’arc etc. Il n’y pas vraiment d’accueil type, et il ne peut pas y en avoir : tout va dépendre à la fois du handicap de la personne, et de la pratique en question.

Justement, faut-il une formation spécifique pour les professeurs de sport et les entraîneurs ?

On voit en effet dans le film que le coach n’est pas forcément formé. Laurence a des problèmes dans ses enchaînements et dans son placement. Normalement, on essaie d’aider les personnes malvoyantes à se repérer dans l’espace avec des indications temporelles. On aurait pu lui dire par exemple “ton jury est à 12h”, ou lui baliser le tatami avec des repères tactiles, du scotch etc. Il y a plein de petits trucs comme ça, qui se décident en collaboration avec la personne concernée. Il y a un vrai marché de la formation. Les deux fédérations que je mentionnais, la FFSA et la FFH, proposent des formations. À mon avis, il faudrait plutôt proposer des modules de sensibilisation au handicap dans des formations généralistes. Tout bon pédagogue doit partir du niveau de son élève. Si on est bien formé en pédagogie, et qu’on est sensibilisé à la question du handicap, la formation n’est pas nécessaire.

L’école arrive-t-elle à correctement intégrer les élèves en situation de handicap, conformément à la loi de 2005 ?

Depuis 2005, le nombre d’élèves en situation de handicap accueilli en milieu ordinaire est en augmentation. C’est positif. Mais ça reste évidemment du cas par cas. Là encore, tout dépend de l’enseignant, de l’élève et du type de pratique. Si dans les faits le nombre augmente, on ne sait pas forcément ce que fait l’élève sur le terrain. Peut-être est-il juste arbitre, ou spectateur. Un enfant en fauteuil ne va pas forcément pouvoir jouer à un sport collectif, à moins que l’enseignant ne connaisse des alternatives. Je pense au bask-in par exemple, une variante du basket qui permet de faire jouer tout le monde. On pourrait aussi généraliser le torball, ce sport très apprécié des personnes malvoyantes. Je suis naïvement très optimiste, et je pense que l’enseignement du sport tend à plus d’inclusion de ce côté là. Pour que Laurence réussisse dans son art martial, il faut que l’ensemble d’un système se mobilise, comme je l’ai mentionné. C’est la même chose pour des élèves. Il faut que tout le monde se mobilise, de l’enseignant à l’AVS (Auxiliaire de Vie Scolaire), s’il y en a un, jusqu’au rectorat et au ministère. C’est une question collective qui doit être traitée d’un point de vue systémique. Sinon cela ne marchera pas.