Carol : l'anti-Adèle

Critique
de Todd Haynes
118 minutes 2016

À la veille des fêtes de Noël 1953, Carol (Cate Blanchet) grande bourgeoise de Manhattan en instance de divorce, rencontre dans un grand magasin new-yorkais, Therese (Rooney Mara), jeune préposée au rayon jouets. Le coup de foudre est immédiat, même si délicat et tout en non-dits, et les deux femmes décident de partir quinze jours vers l’ouest. C’est sans compter le mari de Carol qui ne supporte ni que sa femme le quitte ni qu’elle soit attirée par les femmes, et qui compte sur une enquête de moralité pour emporter la garde de leur petite fille. 

Esthétiquement, Carol se rattache aux canons popularisés par la série Mad Men : on y conduit de belles américaines, les tenues évoquent le "new-look" de Dior, on y fume beaucoup et partout… Mais le flamboyant Todd Haynes pousse la reconstitution jusqu’à transformer les deux personnages en avatars des stars de l’époque : Carol évoque ainsi la femme fatale, telle qu’interprétée par Lauren Bacall, vêtue d’atours aussi luxueux que visibles (manteaux de fourrure, bijoux énormes, parfum capiteux), tandis que Therese, avec sa frange, sa grâce juvénile, sa timidité si franche qu’elle n’est jamais niaise, se présente comme un sosie d’Audrey Hepburn.

Abdellatif Kechiche ayant secoué la Croisette il y a deux ans avec une autre passion lesbienne, on ne peut s’empêcher de voir dans le film de Todd Haynes une anti-Adèle. Tandis que dans la Palme d’or 2013, Kechiche montrait le poison des différences sociales sous le feu de la passion, le réalisateur américain n’exploite pas le fossé social qui sépare ses deux héroïnes (à l’exception d’une brève scène où Therese, sentant le poids des regards, se fait passer en une réplique pour la camériste de Carol). Carol, qui est de vingt ans l’aînée de Therese, se borne à jouer le rôle de mentor en l’encourageant à faire de la photographie, en lui offrant le matériel qu’elle ne peut se payer. Mais la différence des goûts et des couleurs, d’une classe à l’autre, d’un âge à l’autre, n’est pas évoquée, comme noyée dans la beauté des actrices. Le réalisateur veut-il nous dire que l’homosexualité, en tant que sexualité plus libre car marginale, transcende les classes ? Peut-être si l’on considère le moment où Therese, introduite au Time par l’un de ses amis, se fait voler un baiser, comme si l’ascension sociale promise par les hommes n’était qu’un guet-apens sexuel ; mais la scène où Therese repousse avec froideur une lesbienne qui l’avait abordée dans une party, infirme cette hypothèse.

C’est donc bien plutôt la passion qui est ici en jeu, passion mystérieuse alimentée par l’assurance sophistiquée de Carol et par la timidité compatissante de Therese. Car n’est-ce pas le statut de Carol qui fascine Therese ? N’est-ce pas la candeur virginale de Therese, qui ne résiste jamais à l’image des poupées qu’elle est chargée de vendre, qui séduit Carol ? Dès sa scène d’ouverture, le film joue d’ailleurs avec la symbolique genrée des jouets, aujourd’hui dans le collimateur des mouvements féministes : à Carol venue acheter une poupée pour sa fille, Therese conseille plutôt un train électrique. À la même époque, Simone de Beauvoir entreprend de démontrer dans Le Deuxième Sexe (paru en 1949) "qu’on ne naît pas femme, on le devient", en s’appuyant notamment sur une observation critique des jouets pour enfants. Le goût partagé des deux femmes pour ce train électrique signale tout autant l’attirance sexuelle qu’une aspiration partagée à la liberté de mener leur vie comme elles l'entendent. Mais le film ne se veut pas démonstratif comme si le réalisateur était lui-même fasciné par ses actrices et la nostalgie qu’elles évoquent en lui ; à ce titre la représentation de la sexualité est, elle aussi, élégante et idéalisée : rien de la fougue crue qui embrasait les deux actrices de Kechiche, ici une chevelure blonde se mêle à une chevelure brune comme une réminiscence de la fameuse scène de Mulholland Drive qui rendait hommage de manière fantasmatique à Hollywood.

Si le film est plastiquement superbe, on peut s’interroger sur le message qu’il porte : la série Mad Men a creusé plus avant dans la critique de l’Amérique puritaine et phallocrate des fifties ; le film de Kechiche a été plus loin dans l’autopsie contemporaine de la passion lesbienne… Peut-être s’agit-il pour Todd Haynes de conférer élégance et délicatesse à un sujet qui n’a été envisagé que sur le plan du naturalisme, et d’élever la représentation de cet amour lesbien au rang de "classique", dans tous les sens du terme.