Corporate©Diaphana Films

Corporate : Naissance de l’empathie

Critique
de Nicolas Silhol
95 minutes 2017

Avant même que n’apparaisse à l’écran la première image de Corporate, un court texte explique au spectateur que si les personnages du film sont fictifs, les méthodes qu’il décrit sont, elles, bien réelles. Ce carton liminaire souligne d’emblée la portée politique au long-métrage de Nicolas Silhol, qui rappelle aux séries de suicides de salariés qui ont touché ces dernières années des entreprises comme France Telecom-Orange ou Renault, et plus généralement à la dénonciation des dérives contemporaines du management.
Politique, le film l’est aussi en ce qu’il fait écho à l’un des thèmes qui ont animé la récente campagne présidentielle : le sens du travail. Corporate en donne une interprétation très sombre, mettant en scène une activité vidée de toute substance. Alors que le film se déroule presque intégralement dans les locaux de l’entreprise Esen, où travaille l’héroïne, le spectateur ne saura jamais vraiment ce que produit cette multinationale : l’entreprise apparaît ainsi comme une machine qui fonctionne à vide, toute entière tournée vers son propre fonctionnement et contre ses propres agents.
Le film présente le travail au sein de cette entreprise comme une activité déshumanisante (thème souligné par les décors et les costumes, ainsi que par un travail sur le son qui rend les locaux d’Esen plus silencieux qu’un cimetière), qui amène les employés à renoncer à toute forme d’empathie au profit de rapports de force : cette annihilation des relations interpersonnelles au profit de jeux de pouvoir contamine même la vie privée de l’héroïne, responsable des « ressources humaines » qui se comporte avec son mari comme avec ses collègues.

Mais aussi désespéré qu’il soit, Corporate n’oublie pas de ménager une lueur d’espoir. On est bien évidemment loin du happy end – qui serait indécent pour un film s’ouvrant sur un suicide – mais Nicolas Silhol construit une héroïne qui renoue progressivement avec son humanité. Lorsqu’on découvre Émilie Tesson-Hansen (Céline Salette), elle apparaît pourtant comme la parfaite incarnation de ce travail insensé. On l’aperçoit derrière une vitre partiellement teintée, de sorte qu’on voit mal son visage, et on l’entend débiter, d’une voix très froide, un discours vide de sens à une employée en souffrance. L’enjeu du film est ainsi de créer un point de rencontre entre cette héroïne apparemment antipathique et le spectateur. Ce rapprochement passe par le scénario, avec la prise de conscience par l’héroïne de la cruauté du système à laquelle elle participe, mais il est surtout induit par la mise en scène (à mesure que le film avance, les gros plans sur le visage d’Émilie Tesson-Hansen se multiplient, ce qui permet peu à peu d’adopter son point de vue) et l’interprétation. Ainsi, du côté de l’héroïne comme de celui du spectateur, l’empathie renaît.

Par l’habileté avec laquelle il traite son sujet, Corporate s’inscrit dans la lignée de films comme Ressources humaines de Laurent Cantet ou Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout. Il s’adapte donc parfaitement au programme de Sciences Économiques et Sociales. On pourra, en partant du film, s’interroger sur les questions de sécurité de l’emploi, d’organisation des rapports sociaux au sein de l’entreprise, et d’institutionnalisation de la relation de travail. Le film pourra également permettre d’aborder la question du genre dans le monde du travail, le fait d’avoir choisi une héroïne étant loin d’être fortuit.

Merci à Florence Aulanier, professeure de Sciences Économiques et Sociales, pour sa contribution à cet article.