"Dans l'œuvre de London, "L’Appel de la forêt" est à la fois une charnière et une apothéose"
Quelle place L’Appel de la forêt occupe dans la carrière littéraire et l’œuvre de London ?
L’Appel de la forêt est à la fois un roman charnière dans son œuvre et son « roman apothéose ». À l’époque de la publication de L’Appel de la forêt en 1903, Jack London a déjà écrit quelques nouvelles mais il n’est pas encore connu. Lorsque L’Appel de la forêt paraît par épisodes dans le Saturday Evening Post, le succès est immédiat auprès de lecteurs avides de lire des romans d’aventure. Il marque un tournant dans sa carrière en lui apportant une renommée internationale. Je le qualifie de « roman apothéose » parce que London est avant tout un maître de la nouvelle, qui a du mal à tenir ses personnages et à développer une intrigue sur la longueur. Or avec L’Appel de la forêt il réussit un tour de maître. Après ce roman-là, tous les autres seront plus décevants, sauf peut-être Martin Eden et ses résonances sociales.
Le livre a eu un succès immédiat et mondial. Y avait-il une vogue des romans traitant de la Ruée vers l’or ?
London est un homme d’action, un sanguin qui obéit davantage à des impulsions soudaines qu’à des désirs longtemps mûris. En juillet 1897, à peine quelques semaines après le la découverte d’or dans le Yukon, London s’embarque pour le Grand Nord où il passe beaucoup plus de temps dans les saloons improvisés qu’à prospecter de l’or dans les rivières. Mais il revient avec dans la tête des images, des paysages, un gisement d’histoires qui vont le propulser sur la scène littéraire. Grâce à quelques nouvelles sur la Ruée vers l’or (notamment Le Silence Blanc), il se fait un nom. Dans ce domaine, oui, London est un pionnier, voire le pionnier. Bien sûr, il y avait déjà une mode du roman d’aventure colonialiste, avec des auteurs comme Jules Vernes, Rudyard Kipling ou Owen Wister, mais Jack London invente vraiment la geste du Grand Nord.
Quelle est la spécificité du roman de London ?
Ce qu’il y a de très spécifique à ce roman réside dans le point de vue. Le monde des hommes est vu à travers le regard d’un animal. Le mutisme du chien met à l’abri les personnages d’un trop grand bavardage et d’une analyse intempestive des sentiments. London ressuscite ce qu’il peut y avoir d’animal chez l’homme (y compris dans le sens de d’anima, l’âme en latin), voire d’humain chez l’animal. Ce roman va véritablement à l’essentiel.
On continue à classer le livre dans la catégorie des romans pour la jeunesse. Pourtant il n’est pas sans violence et sans cruauté.
Toute histoire pour enfant contient une part de violence, il suffit de penser à Poil de carotte de Jules Renard ou aux Aventures de Tom Sawyer de Mark Twain. Cette tendance à croire que la violence n’est pas compatible avec la jeunesse est fausse. La littérature d’éducation est un moyen de se préparer à la violence du monde. Jack London dans L’Appel de la forêt raconte la rencontre entre l’homme et l’animal, entre la civilisation et la sauvagerie… Il évoque la violence sans jamais en avaliser l’injustice.
Y a-t-il une mythologie du Grand Nord dans le roman américain ? Est-ce la transposition du mythe de l’Ouest ? Est-ce que les romans du Nord constituent un simple déplacement géographique des codes du western ?
Oui et non. Le western est une geste de la terre promise. Dans ces romans et films, les héros traversent le désert puis gravissent les sommets de la Sierra Nevada pour atteindre la Californie, cette terre des richesses et de la récompense. Dans les romans du Grand Nord, le but n’est pas d’atteindre une terre promise mais de se trouver soi-même, de puiser en soi la force d’affronter le monde. Ce sont des récits qui portent aussi en eux une certaine nostalgie, qui évoquent des vertus antiques et primordiales qui ont été affaiblies. La vertu naturelle y a été ensevelie par la civilisation et a fait perdre aux Hommes les notions de courage, de loyauté, de fidélité à l’autre. Cependant, les histoires du Grand Nord annoncent le western comme genre cinématographique en portant une idée de la nostalgie de la frontière. Je pense par exemple à un film comme L'Homme qui tua Liberty Valence (John Ford, 1962) qui dénonce l’affaiblissement moral d’une Amérique en voie de civilisation. Cette nostalgie de la frontière, des gens qui abattaient les murs autour d’eux au lieu d’en construire, se retrouve dans les romans du Grand Nord.
Une des nouveautés du roman est de faire de son héros un chien. Y a-t-il des précédents dans la littérature américaine ?
Il s’inspire un peu de la baleine blanche dans le Moby Dick d’Herman Melville. Dans ce roman, l’homme veut se venger de l’animal qui l’a mutilé. L’Appel de la forêt présente la situation inverse : le chien se venge des hommes qui l’ont « mutilé » en tuant son maître, c’est à dire en lui faisant perdre sa « moitié » humaine. La bête dans le roman de London représente le paradis perdu de notre intelligence et de notre âme. L’Appel de la forêt a par contre eu des descendants comme Le Grizzly de James Oliver Curwood, écrite l’année de la mort de Jack London et qui a été adaptée au cinéma par Jean-Jacques Annaud.
En France, The Call of the Wild a souvent été traduit par L’Appel de la forêt. Quelle autre nuance apporte le « wild » du titre original ?
« Wild » évoque davantage de sauvagerie alors que la forêt évoque un peu trop l’action humaine, le bûcheron. « Wild » désigne non seulement la taïga du nord du Canada mais aussi une façon d’être de la nature, de l’environnement, un esprit que l’homme ne pourra jamais dompter et réduire à ses besoins.
Dans quel courant de pensée américain s’inscrit Jack London ?
Il se veut naturaliste. La littérature américaine du XXe siècle est très influencée par la littérature française, notamment par Zola et donc par le naturalisme. Il veut raconter l’évolution sociale, expliquer la société par des lois naturelles immuables. Cela étant dit, il se laisse facilement gagner par la nostalgie romantique des passions primitives, ce que l’on retrouve dans L’Appel de la forêt quand Buck, le chien, rejoint une louve pour créer une sorte de société patriarcale. Il a aussi voulu réconcilier le darwinisme et le socialisme. Il s’intéresse beaucoup à ce qui se passe en ville, aux ouvriers et à leurs conditions de vie. Pour lui, l’ouvrier est devenu plus fort par sélection naturelle, en étant astucieux et moral. Le bourgeois, lui, est affaibli par la sécurité dans laquelle il vit, par les barrières qu'il a érigées autour de lui. London croit à la révolution, il pense que les détenteurs du capital sont en quelque sorte « ramollis » par le système qu'ils ont mis en place et qui rend l’ouvrier plus révolté et plus déterminé que jamais. Le fait que l’homme fort ne trouve pas, dans une société cloisonnée, la place qui lui revient de droit est une injustice pour lui. Voilà pourquoi il imagine un effondrement de la société capitaliste.
L’Appel de la forêt a été adapté plusieurs fois au cinéma, tout comme plusieurs œuvres de Jack London. Quel attrait son œuvre a-t-elle pour le 7ème art ?
La métamorphose du chien en un roi légendaire est très cinégénique, tout comme le fait qu’il ne parle pas. Cette rencontre entre l’homme et l’animal, entre le silence et le vacarme langagier est très dramaturgique.
Jean-Luc Tendil est professeur agrégé et enseigne la littérature et de civilisation américaine à l’université d’Avignon. Il a publié sa thèse De la conquête territoriale à la conquête sociale : L'homme jouet ou acteur de son évolution dans l'œuvre de Jack London en 2010 aux éditions Omniscriptum.