Comment le cinéma peut-il montrer la grâce, la grâce au sens fort, théologique du terme ? Avec son nouveau film, Xavier Beauvois s'attaque à un sujet d'une folle ambition (la foi et la façon dont elle transcende l'humanité) et s'inscrit dans une veine exigeante, qui va (pour faire vite) de Dreyer à Bruno Dumont…
On pouvait s'attendre à un film-enquête reprenant l'affaire là où l'on laissée les révélations de l'historien américain John Kiser, qui y voyait la main de l'armée algérienne. On se rend vite compte que le sujet du film de Xavier Beauvois n'est pas là. Si Des hommes et des dieux prend la peine de poser les enjeux historiques, de montrer la violence des deux camps (massacres perpétrés par les islamistes, répression aveugle de l'armée), il s'en tiendra strictement à son point de vue : celui d'une communauté trappiste à la fois retirée du monde et immergée dans la réalité algérienne. Le film prend ainsi le temps de décrire le quotidien des moines, d'égréner patiemment les prières, les travaux et jours. Il insiste sur l'indéfectible solidarité qui unit la communauté au petit village accroché au monastère, dont elle partage les joies et soulage les peines. Puis, les dangers de la guerre civile se rapprochent des portes du monastère, et posent aux moines une question déchirante : partir et abandonner leur "troupeau", ou rester, au risque quasi certain de leur vie ? C'est là que commence, direct pour certains, tortueux pour d'autres, le cheminement qui mènera six d'entre eux (les deux autres ayant réussi à se cacher au moment de l'enlèvement) au martyre. Comment montrer la grâce, donc ? La force du film est d'y répondre d'abord par des moyens purement cinématographiques : Des hommes et des dieux est d'une beauté plastique à couper le souffle. La grâce, c'est peut-être avant tout une question de lumière, celle qui tombe sur Saint-Matthieu dans la Vocation… du Caravage). Le film accumule d'ailleurs les références à la peinture religieuse italienne : on aperçoit ici une reproduction de la Vierge de l'Annonciation d'Antonello da Messina, là un Christ à la colonne de Caravage ; certains plans citent directement les tableaux de maître, tel ce soldat islamiste blessé traité comme le Christ de Mantegna. Mais l'histoire de la peinture montre bien que le sacré peut se nicher aussi dans des sujets profanes : pour filmer les visages des moines, la chef-opératrice Caroline Champetier dit s'être inspirée des autoportraits de Rembrandt. L'idée est magnifique : ces visages anguleux (Lambert Wilson), ronds (Michael Lonsdale) ou burinés (Jacques Herlin), sont autant de facettes d'une seule et même humanité, chacun porte en lui "la forme entière de l'humaine condition". C'est dans ces scènes frontales, d'une absolue simplicité, qui voit les moines discuter de la conduite à tenir, et peu à peu se rallier à la décision commune, que le film émeut peut-être le plus. A mesure que l'on s'approche du dénouement fatal, Des hommes et des dieux prend un tour plus lyrique : quand il filme les moines chantant un cantique pour faire pièce au vrombissement menaçant d'un hélicoptère de l'armée ; ou quand il montre leur communion au cours de ce qui s'avèrera être leur dernier repas. Certains auront été bouleversés par cette (s)cène, véritable acmé émotionnelle du film ; nous avouerons y être restés à la surface des choses (des hommes se souriant et pleurant en écoutant Le Lac des Cygnes). Comme si en cherchant à l'objectiver de manière littérale, Xavier Beauvois laissait finalement échapper cette grâce qu'il avait tutoyé pendant tout son film. Question de sensibilité toute personnelle, sans doute : certains sont amateurs des éclairages violents du Caravage ; d'autres de la lumière délicate de Giotto. Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Sélection Officielle