Faites labour, pas la guerre

Critique
de Christian Rouaud
118 minutes 2011

La décision de Michel Debré tombe, brutale, le 17 octobre 1971 : pour assurer l’agrandissement démesuré du camp militaire du Larzac, il faudra procéder à l’expropriation d’une centaine de familles paysannes. La levée de bouclier est immédiate, la résistance collective, la lutte acharnée. Pendant une longue décennie, des bataillons bigarrés, venus des quatre coins du pays comme des soixante quatre cases (moins quelques unes) de l’échiquier politique français, affluent dans le Larzac pour tenir le siège face aux perfidies polymorphes de l’Etat (enquête d’intérêt public, achat de fermes à l’abandon, démonstration de force, construction de camps retranchés ornés de miradors, intervention télévisées ministérielles puis présidentielles…). Des paysans conservateurs, des soixante-huitards sur le retour, des candidats malheureux aux élections présidentielles (F. Mitterrand), des ruraux, des citadins… ils sont tous là pour rivaliser d’ingénuité combattante : manifestations pacifistes, bergeries construites de bric et de broc à l’aide d’une main d’œuvre aussi inexpérimentée qu’impliquée dans la lutte contre l’Etat répressif, lâchers de brebis…
Transposé du Jura au Larzac, le théâtre de l’héroïsme populaire trouve à nouveau en Christian Rouaud un parfait conteur. Après Les Lip, l'imagination au pouvoir (2007) il s’agit de nouveau d’associer histoire locale et histoire nationale en entremêlant archives personnelles, images télévisées et longs plans séquence sur les paysages désolés des Causses. Il faut encore partir à la recherche des acteurs de l’épopée et leur ouvrir la voie de la remémoration. Une remémoration émouvante nourrie à la source de la gouaille populaire, de la métaphore rustique mais lucide, de la droiture morale et du bon sens bienveillant des hommes de la terre. Une remémoration efficace, invitée à puiser dans le roman national pour exprimer la grandeur de la geste militante : en écho au Serment du Jeu de Paume répond celui des 103 qui ont juré de rester uni tant que l’armée française menacerait leur terroir. En souvenir des manifestations révolutionnaires qui investissent l’espace public parisien, sont organisés des lâchers de brebis sur le Champ-de-Mars vécus comme une juste vengeance de l’illégitime occupation militaire du Larzac, ou des marches paysannes montant depuis les Causses jusqu’à la capitale. Contre le mauvais souvenir des paysans versaillais de 1871, la communauté paysanne du Larzac engage, aux côtés des ouvriers, la lutte pour la défense des travailleurs. Dans le prolongement de l’affaire Dreyfus, se profile un combat acharné entre deux systèmes de valeurs antagonistes : côté paysan, le droit, la justice, la défense du faible et de la dignité humaine ; côté Etat, la défense de l’armée, le libre arbitre des institutions, l’intérêt national, la modernisation à marche forcée du territoire…

Que retenir de cette épopée populaire portée à l’écran ? Pour l’exploitation des programmes de terminales, peu de choses… si ce n’est l’occasion d’emprunter un chemin de traverse original pour aborder mai 68 et comprendre, à travers sa version pastorale, ses mécanismes et ses enjeux premiers. Dans le Larzac des années 1970, on trouve effectivement des mao, des anar, des hippies, des non-violents, des étudiants aux cheveux longs et à la morale sexuelle plutôt courte. Autant d’acteurs qui ont foulé les pavés parisiens avant d’imaginer poursuivre, en milieu rural, unis par le mépris des partis politiques traditionnels, la lutte contre l’Etat bourgeois conservateur. Dans le Larzac des années 1970, on trouve encore le décor carnavalesque d’une révolution qui se donne à voir. Comme à Paris, on joue aux révolutionnaires, on tague les murs et les tracteurs, on crève les pneus des camions militaires, on lance des slogans éternels (« faîtes labour, pas la guerre »…), on investit symboliquement l’espace, on défile, on chante, on procède à des sit-in, on se réunit dans des Woodstock politico-ruraux (cf Hotel Woodstock, le récent film d'Ang Lee). Et surtout, comme les révoltés parisiens, on décide se souvenir de sa geste. Lancé par Mai 68, prolongé dans la décennie suivante, le travail mémoriel d’acteurs conscients de leur rôle historique est au cœur du documentaire de Christian Rouaud.
Le documentaire offre ainsi une invitation stimulante à l’étude des relations complexes entre le témoin et l’historien. Concurrente de la parole de l’historien, la parole du témoin cherche moins à transmettre la vérité des faits historiques qu’une vérité humaine, efficace pour la construction identitaire personnelle du témoin comme pour l’édification morale de son public. Invités à se souvenir, encouragés à endosser le costume de l’acteur historique efficace, les témoins de Christian Rouaud s’engagent, tout au long du documentaire, dans la reconstruction laudative de leur itinéraire personnel qui les a menés de l’innocence bienveillante propre aux gens de la terre aux certitudes indéfectibles de l’altermondialiste. Apôtres de l’engagement militant, ils prêchent la bonne parole et seront sans doute écoutés par les foules indignées par les stratégies mises en œuvre par les Etats occidentaux pour se décharger du fardeau de la dette publique.