Heureux qui comme Joey a fait un long voyage
L'enfer des tranchées, la puissance terrible des canons et les mitrailleuses, l'horreur de la guerre chimique, l'invention des premiers blindés : ce sont les images qu'évoquent spontanément la Première Guerre Mondiale, fixées d'ailleurs pour une bonne part par les innombrables films de fiction qui lui ont été consacrés. On a tendance à oublier que cette formidable accélération des techniques de destruction (aboutissement d'un siècle d'industrialisation) a cueilli par surprise des commandements militaires restés sur les schémas de la guerre à l'ancienne ; et fauché des centaines de milliers de soldats lancés la fleur au fusil et sans l'équipement adéquat (les Français ne troqueront le képi réglementaire contre le casque qu'en septembre 1915) sous les balles ou les obus ennemis, parmi lesquels les unités de cavalerie.
Une scène magnifique de Cheval de Guerre (la plus marquante du film et peut-être une des plus belles du cinéma de Spielberg) résume à elle toute seule cette évolution : une glorieuse charge de cavalerie anglaise est brutalement stoppée par le feu des mitrailleuses allemandes. Steven Spielberg nous montre la course sabre au clair des soldats anglais sur leurs fiers destriers, puis la gueule noire des machines qui crachent leurs projectiles, et, comme dans un rêve, les chevaux continuant leur course sans but et sans cavaliers. En jouant sur le montage et sur l'ellipse (on ne voit jamais les cavaliers mourir ni tomber), Spielberg donne à cette scène une dimension presque onirique, et en fait une métaphore superbe, de l'avènement de la guerre moderne.
Cheval de Guerre, le vingt-sixième long-métrage de Steven Spielberg, n'est pas qu'un film sur la guerre de 1914-1918. Il est aussi et surtout le récit, adapté d'un roman de Michael Morpurgo (Cheval de guerre, Éditions Gallimard Jeunesse) de l'amitié entre entre un jeune fermier anglais et son cheval, que la réquisition du second par l'armée anglaise séparera pendant toute la durée de la guerre. Après une première partie bucolique qui raconte la rencontre et l'apprivoisement mutuel d'Albert (le jeune homme) et Joey (le cheval), le film délaisse le premier pour suivre les pas du second et son incroyable périple, qui le verra passer d'un maître et d'un camp à l'autre (officier anglais, soldat allemand, jeune française). Dans le roman, Michael Morpurgo faisait de Joey son narrateur. Spielberg ne reprend pas le procédé, qui aurait sans doute tiré le film vers l'univers du conte, et il ne cherche pas à humaniser le personnage du cheval : aussi magnifique qu'énigmatique, celui-ci est une "force qui va", une nature qui va traverser les horreurs de la guerre avec une incroyable énergie. Il est aussi un miroir qui, par la façon dont on le traite et les scènes dont il est témoin, va nous renvoyer l'image tragique de l'humanité en guerre.
Après son incursion dans le tout-numérique (Tintin, réalisé en motion capture), Steven Spielberg rend un magnifique hommage au cinéma classique : un cinéma de convention où tout le monde parle anglais (ou français en VF), où les ciels sont parfois un peu trop rouges et la musique un peu trop présente, où tout est bien qui finit un peu trop bien ; mais un cinéma où les figurants (à deux et quatre pattes) sont de chair et d'os, où les cavalcades donnent la chair de poule ; un cinéma, surtout, qui redonne ses lettres de noblesse à la notion de mise en scène. Si, à l'image de son héros équidé, le film piétine parfois tout au long de ses deux heures et quelques (l'épisode "français" est à cet égard le moins réussi), il réserve de superbes accélérations : des scènes qui par la seule puissance des choix d'axe de de valeur de plan, par la maîtrise du montage et du rythme, vous restent longtemps en mémoire. Ces scènes (la chevauchée du cheval dans le no man's land nocturne, l'exécution de deux jeunes déserteurs, l'attaque au gaz d'une tranchée) réussissent le tour de force de montrer la guerre dans son horreur, en laissant hors champ l'essentiel de sa violence (car le film s'adresse aux enfants)