"Il y a dans la biographie de Jane Austen une contradiction qui excite l'imagination"

Entretien
de Julian Jarrold
118 minutes 2007

Comme son nom l’indique, Jane de Julian Jarrold est consacré à la romancière nationale Jane Austen, l’auteure de Raison et sentiments, Mansfield Park, Orgueil et préjugés, autant d’œuvres adaptées et réadaptées au cinéma (le dernier cité a même été inscrit au programme du CAPES et de l'Agrégation d’Anglais). Un nouveau biopic (ou biographie filmée) de grand auteur ? Jane serait plutôt à Miss Austen ce que Molière de Laurent Tirard a été à Jean-Baptiste Poquelin : une biographie imaginaire, qui extrapole la vie à partir de l’œuvre, la première étant censée avoir inspiré la seconde. Le risque de ce genre d’entreprise est de rabattre le littéraire aux dimensions étroites du biographique, et de passer par pertes et profits le processus complexe de la création.
S’appuyant sur la récente biographie de Jon Spence, Julian Jarrold s’en tire avec beaucoup plus de subtilité que Laurent Tirard, en composant une sorte d’à la manière de… C’est à la fois le charme et la limite du film, qui ne ressemble à rien tant qu’à une… adaptation de Jane Austen.
Pour en avoir le cœur net, et de peur de ne pas rendre justice à la richesse du film, nous avons posé quelques questions à Ariane Hudelet, maître de conférences à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle, et spécialiste des adaptations de Jane Austen à l’écran. Elle est notamment l’auteur d’un manuel sur Pride and Prejudice – Jane Austen et Joe Wright (Armand Colin, 2006), bien utile aux agrégatifs d’Anglais.

Zérodeconduite.net : Dans quelle mesure cette biographie est imaginaire ?

A.H. : On sait finalement assez peu de choses sur la vie de Jane Austen : les historiens ont dû reconstituer sa biographie à partir de rares témoignages contemporains (elle n’était pas un personnage public), et surtout de sa correspondance. Or après son décès, sa sœur Cassandra a détruit les lettres les plus personnelles. Les biographes en sont donc réduits à conjecturer, ce qui est finalement plutôt plaisant : cela explique que les biographies se soient multipliées ces dernières années. Il y a notamment une contradiction qui excite l’imagination, entre ce destin de vieille fille (elle ne s’est jamais mariée et on ne lui connaît pas de liaison) et ses romans, qui explorent la gamme des sentiments amoureux avec une extraordinaire acuité. Comment peut-elle en parler aussi bien sans l’avoir fait !? La biographie de Jon Spencer dont est adapté le film spécule sur ce mystère, en lui « inventant » une liaison forcément secrète avec un certain Tom Lefroy, qu’elle aurait croisé à plusieurs moments de sa vie.

Quel est le regard de la spécialiste sur l’image qui est donnée de la romancière ?

A.H. : Au-delà des citations plus ou moins littérales (à un moment, le personnage joué par Maggie Smith invite Jane à l’accompagner dans une partie non cultivée (wilderness) du jardin des Austen, ce qui deviendra "there seemed to be a prettyish kind of a little wilderness on one side of your lawn." dans la bouche de Lady Catherine dans Orgueil et Préjugés) le film porte un regard assez juste sur l’auteur. Il montre notamment avec beaucoup de sensibilité la relation privilégiée qu’elle a eue avec sa sœur Cassandra. Et puis Jane donne une image vivante et moderne de Jane Austen. On a longtemps considéré Austen comme un écrivain superficiel, contant des histoires sans importance, de la littérature pour jeunes filles. La perspective critique a évolué dans les années soixante-dix mais c’était pour la cataloguer comme un écrivain conservateur, porte-parole des préoccupations morales et sociales de la société aristocratique de son temps. On a redécouvert depuis, notamment sous l’influence de la critique féministe, la dimension ironique, presque subversive, de son œuvre. Le film arrive à faire passer cette idée que l’on peut, par pragmatisme, se conformer aux conventions, tout en les dénonçant, que l’on peut être à la fois passionnée et rationnelle…
Il y a une scène que je trouve particulièrement réussie : c’est quand sa sœur Cassie demande à Jane si le roman qu’elle est en train d’écrire se termine bien. Jane répond que ses héroïnes finiront par obtenir tout ce qu’elles avaient désiré. Cela fait sourire les deux sœurs, qui viennent chacune de perdre l’homme qu’elles aimaient. Cette ironie est très "austenienne" : tous les romans d’Austen ont une fin heureuse, mais il y a toujours une phrase qui attire l’attention du lecteur sur le caractère artificiel de cette convention. En revanche la "fin heureuse" du film est assez mensongère : Jane Austen a vécu chichement jusqu’à sa mort, et elle était très loin de pouvoir vivre de sa plume, même si elle a été publiée et reconnue de son vivant.

Adaptations de ses romans à l’écran, multiplications des "Jane Austen Societies" de par le monde, peu d’auteurs classiques bénéficient d’un tel engouement de nos jours. Vous qui avez précisément travaillé sur les "Austen-films", comment expliquez-vous cette fortune ?

A.H. :Il y a sans doute plusieurs raisons à cela. Jane Austen parle certes d’une société et de codes depuis longtemps révolus, mais elle a un talent extraordinaire pour camper des personnages, dessiner des caractères universels. Une Mrs Bennet, un Mr Collins sont devenus de véritables archétypes littéraires et humains, et c’est un bonheur pour un cinéaste de s’approprier cette matière.
Ce caractère indémodable tient aussi à son style : ses romans sont assez elliptiques (ils comportent par exemple très peu de descriptions), et laissent beaucoup de liberté à l’imagination du lecteur. Elle suggère plus qu’elle ne montre. On a parlé d’une technique narrative quasi-théâtrale (parce que ses romans sont très dialogués), j’aurais envie de dire qu’elle est également cinématographique : ainsi elle mentionne souvent des gestes imperceptibles, un petit mouvement de la main, une esquisse de sourire, qui appellent naturellement le gros plan.

Ces films remportent-ils un certain succès en Grande-Bretagne ?

A.H. : Il y a un terme pour définir ce type de film en Angleterre : le heritage film, qu’on pourrait traduire par "film de patrimoine". C’est un terme très critique qui a été forgé dans les années 80, à propos des adaptations littéraires de James Ivory notamment. On considérait ces films comme culturellement et politiquement très conservateurs : ils jouaient sur la fascination (beaux costumes, belles demeures, langage châtié) pour l’Angleterre des siècles passés et ses valeurs aristocratiques, au moment où les Tories de Margaret Thatcher imposaient leur révolution conservatrice. Celle-ci se traduisait notamment par une baisse des subventions à la culture vivante, l’essentiel du financement étant affecté au Heritage Fund (les Monuments historiques anglais).
Aujourd’hui on est plutôt dans le post-heritage : ces films essayent de réintroduire une forme de critique sociale. Orgueil et préjugés de Joe Wright et Jane montrent que la famille Bennet et la famille Austen vivaient de manière plutôt modeste, et que l’argent restait une préoccupation constante, même si l’esthétique demeure fidèle aux codes du heritage film.