"Il y a un lieu très efficace pour protéger les enfants des dérives sectaires : c’est l’école"
Pouvez-vous nous expliquer l’origine du « renouveau charismatique » auquel on peut rattacher la communauté mise en scène dans le film Les Éblouis ?
On peut faire remonter les origines du renouveau charismatique jusqu’au pentecôtisme. Ce mouvement est né aux Etats-Unis au début du siècle dernier. C’est devenu l’un des courants protestants les plus importants. Il repose sur les dons du Saint-Esprit : le don de parole et le don de guérison notamment. Le don de parole est aussi utilisé chez les charismatiques, et on le voit dans le film : il s’agit de la capacité de sentir le Saint-Esprit en soi et d’entrer dans un état second. La personne est possédée par l’esprit qui parle à travers elle, s’exprimant par des sons incompréhensibles, dans une langue très sommaire. Une autre personne, également habitée par l’esprit, et possédant le don de traduction, traduit ensuite ces sons. Le pentecôtisme est lié au protestantisme : on y retrouve l’idée de ne pas avoir besoin du Pape ou d’un prêtre pour être en contact avec Dieu. Les pauvres y ont trouvé une certaine force. Par la suite, dans un monde où la science nous explique que chaque chose doit être démontrée, le pentecôtisme a permis aux croyants de faire l’expérience du divin, de tester la présence de Dieu.
Cet esprit n’a pas inondé que les protestants, il est arrivé chez les catholiques à travers le renouveau charismatique. Celui-ci est apparu aux Etats-Unis, dans les années 1960. Il présente les mêmes traits que le pentecôtisme sauf qu’il est censé s’inscrire dans une fidélité au magistère et à l’autorité romaine et diocésaine. Après l’avoir condamné, le pape Paul VI reconnaît ce mouvement en 1975. Les jeunes s’en étaient emparés et s’il n’avait pas été reconnu, l’Église catholique serait encore plus démunie qu’elle ne l’est aujourd’hui. Le mouvement charismatique foisonne au travers de petits groupes de prières et de grandes communautés qui organisent des retraites. En soi, ce n’est bien sûr pas un souci. Mais on peut tout à fait imaginer que, comme dans le film, ce genre de dérives puisse arriver et qu’un prêtre charismatique s’empare de sa communauté. D’ailleurs, l’hostilité de nombreux évêques vis-à-vis de ces groupes, qu’ils jugeaient au départ trop illuminés et incontrôlables, a perduré jusque dans les années 1980.
Les Éblouis met en scène une famille dont la mère semble vulnérable. Existe-t-il un « profil type » de personnes sujettes à l’emprise mentale ?
Il est difficile de dire qu’un groupe est dangereux pour tout le monde. J’ai pu observer que dans une même communauté certaines personnes allaient au cœur du groupe, là où se produisent les éventuelles dérives, alors que d’autres restaient en périphérie sans jamais se rendre compte du moindre problème. Certains vont aller plus loin parce qu’ils en ont un besoin viscéral pour des raisons qui leur sont propres.
On ne peut pas parler de « profil type », la réalité est plus complexe. On peut noter cependant que ceux et celles qui vont le plus loin dans ces pratiques ont des tempéraments particuliers. Dans le film par exemple, la femme est fragile, elle ne « tient pas debout » au sens propre du terme. Elle trouve un groupe qui la soutient, et elle y met toute son énergie. Elle est prête à tout sacrifier pour être soutenue.
Ces groupes sont-ils toujours menés par un « gourou » à l’image du « berger » dans le film ?
Dans le film, cet homme prend le pouvoir mais ce n’est bien sûr pas toujours le cas dans le renouveau charismatique. Il faut comprendre que lorsqu’un homme ou une femme prend le pouvoir dans un lieu, il ou elle répond souvent à un besoin. Cet homme-là va avoir une parole qui porte. Les gens autour de lui en auront tellement besoin qu’ils vont le porter au point de lui donner un pouvoir qui va dériver. Le problème dans la lutte contre les dérives sectaires réside précisément dans le fait que l’on voit les adeptes comme des victimes passives. Tant que nous n’avons pas interrogé la raison pour laquelle les personnes se mettent dans cette situation de dépendance, on ne peut pas les aider à s’en sortir. Quand bien même vous les aideriez à s’en échapper, elles recommenceraient ailleurs.
Peu de personnes se rendent compte tout au long du film de l’embrigadement des enfants de la famille…
En effet, personne ne voit rien. La policière se pose des questions mais cela ne va pas beaucoup plus loin. Il s’agit là d’un problème bien français, qui débouche encore une fois de cette idée de « secte ». Dans l’inconscient collectif, une secte ne peut pas être liée à l’Église catholique, au bouddhisme tibétain, à une grande institution reconnue… Les dérives sexuelles de l’Église catholique sont connues mais elles sont vues comme des phénomènes individuels. Alors que les mêmes faits chez les témoins de Jéhovah et les scientologues seront considérés comme un problème qui concerne tout le groupe.
Au-delà de cette problématique, voir ce qui se passe du côté de l’enfant demande une vraie formation. Dans Les Éblouis, on constate que l’adolescente ne vient plus aux entraînements de cirque et que personne ne s’en inquiète. Les autres enfants rejettent leur amie. Tout cela la coupe encore plus de la société. Au Canada, des cellules ont été créées pour que les membres de ce genre de communautés ne soient pas coupés du reste du monde. Cela peut être difficile pour les parents ou grands-parents de voir leurs enfants avoir un comportement opposé aux valeurs dans lesquelles ils les ont élevés, mais il ne faut pas entrer en conflit comme le fait le grand-père dans le film. Il faut se dire que la croyance ne reste jamais à son niveau le plus fort. On peut comparer cela à une histoire d’amour : il y a un moment de passion et un moment de prise de distance. On le voit dans le film quand la jeune fille demande à son père « mais tu y crois, toi ? » et que l’on constate qu’il est en plein doute. Dans ces moments de doute, il faut savoir agir.
Vous avez travaillé sur les sectes. Que regroupe-t-on sous ce terme ou celui de « dérives sectaires » ?
La France reste bloquée sur le terme de « secte », alors qu’il serait plus intéressant de s’interroger non pas sur ce qu’est une secte mais sur quel type de dérives nous rencontrons. Les dérives, on en trouve partout, et il faut s’en inquiéter, quelque soit le lieu. Dans l’entreprise, il existe des dérives managériales, où le chef use de son pouvoir et dans les petites structures, cela peut faire d’importants dégâts. Il existe bien sûr aussi des dérives thérapeutiques, lorsqu’une croyance amène le malade à renoncer à des traitements qui lui seraient nécessaires. Il existe des dérives sexuelles, des dérives économiques (lorsque les adeptes renoncent à leurs biens au profit de la communauté, comme nous le voyons dans le film). Ces dérives peuvent toucher toutes les religions, petites et grandes, y compris l’Église catholique, mais elles touchent aussi des associations séculières qui n’ont rien de religieux. Qualifier les dérives (thérapeutiques, économiques, sexuelles…), cela permet de situer le problème. Parler de dérives sectaires donne l’impression qu’on peut les délimiter à l’intérieur de certains groupes, certains espaces, ce qui n’est précisément pas le cas.
Par ailleurs, ce que la France met derrière le mot « secte » est très différent de la Suède, l’Italie ou l’Allemagne. Cela évolue en permanence, dans le monde entier. Beaucoup de pays se sont rendus compte que ce mot ne voulait rien dire et ils y ont renoncé. La définition dépend ensuite du pays et de ses frontières symboliques. Les Témoins de Jéhovah ont par exemple été considérés comme une secte en Corée du Sud. Pourquoi ? Parce qu’ils refusaient de faire le service militaire qui durait trois ans, ce qui était vu comme un grave manque de citoyenneté. En France, ils ont été considérés comme une secte parce qu’ils refusaient la transfusion sanguine. Ce qui, pour la Corée du Sud, est une question de liberté individuelle. Dans d’autres pays, les Témoins de Jéhovah sont au contraire considérés comme une religion. Tout cela dépend des valeurs du pays, de ses éléments culturels prioritaires et de ses frontières symboliques.
Peut-on tout de même définir ce qu’est une secte ?
Si je devais néanmoins définir ce qu’est une secte à un niveau anthropologique (et je précise que cela concerne un nombre très réduit de groupes), je partirais de ce que Claude Lévi-Strauss appelle le « système de communication ». Toute société repose sur un système de communication composé de trois niveaux : le niveau matrimonial (pour qu’une société évolue, il faut aller chercher des époux à l’extérieur du groupe) ; le niveau économique (il faut qu’une société échange ses objets, sa richesse contre d’autres pour se complexifier) ; et le niveau du langage (il faut pouvoir se comprendre entre groupes distincts pour s’enrichir). Ce système de communication doit être ouvert sur ces trois niveaux tout en gardant des frontières suffisamment définies pour qu’il ne se perde pas totalement.
La secte, telle que je la définis, est un groupe qui va se fermer totalement sur ces trois niveaux. Quand le groupe est tout petit et qu’il ne veut pas que ses adhérents aillent chercher un conjoint ailleurs, les dérives sexuelles peuvent avoir lieu. Au niveau économique, si la communauté se ferme totalement de la société alors ses membres en arrivent à vendre leurs biens et jusqu’à leur maison pour vivre dans le groupe. Si l’individu veut soudainement en sortir, il est bloqué. Pour le langage, si le groupe commence à avoir son propre vocabulaire (la mort devient un « voyage », une maison devient une « soucoupe volante »…) alors il ne peut plus communiquer avec le monde extérieur et à un moment de tension ou de crise, des dérives mortifères pourront se produire : suicides ou actes terroristes.
Il existe bien sûr des groupes qui se ferment plus ou moins sur ces trois niveaux sans être des « sectes », on peut par exemple penser aux monastères. Cependant, ils sont contrôlés par une instance extérieure, l’Église catholique, qui vérifie que ce mode de fermeture ne crée pas de dérives. Le langage reste ouvert. Il ne suffit pas que le groupe soit fermé, il faut qu’il soit fermé sur lui-même sans autorité extérieure qui vienne réguler l’ensemble.
Le film donne l’impression qu’il est très difficile de lutter contre ces dérives. Faudrait-il légiférer plus sévèrement ?
Créer des lois pour lutter contre ce phénomène n’est pas très efficace en ce qui concerne la prévention. Quand la dérive est avérée, nous avons tout ce qui est nécessaire pour prononcer un jugement. C’est notre capacité d’appréhender les dérives qui reste assez limitée. Il y a cependant un lieu très efficace pour protéger les enfants de ces dérives, c’est l’école. Voilà un endroit où on peut réintégrer l’enfant (qui lui subit les adhésions de ses parents) et éviter qu’il soit exclu. La focalisation sur les mots « secte » ou « dérives sectaires » peut conduire à une forme de ségrégation et il peut se passer ce que l’on voit dans le film : l’enfant, acculé, prend le parti de sa famille, il défend les siens. Il ne peut pas laisser sa famille être critiquée par les autres. Il y a là un conflit de loyauté énorme, très douloureux pour les jeunes.
Nathalie Luca est anthropologue, chercheuse au CNRS et directrice du Centre d’études en sciences sociales du religieux de l’EHESS. Elle est l’autrice de Sectes : Mensonges et idéaux (Bayard, 1998) et Les Sectes (collection Que sais-je ?, PUF, 2004).