La Fille du RER : fait divers

La Fille du RER : fait divers

Qu’est-ce qui a poussé tant d’auteurs (écrivains ou cinéastes) à se passionner pour certains faits divers, au point d’en tirer des œuvres de fiction ? Dans le dossier de presse du film, André Téchiné justifie ainsi son envie de s’attaquer à une des affaires les plus médiatisées des dernières années, celle de l’affabulatrice du RER D : "J’ai été secoué par la violence du geste de cette jeune femme et par tout ce qu’il a pu susciter. Cette histoire devenait un miroir de toutes les peurs françaises, des angoisses profondément ancrées dans notre société, un révélateur de ce qu’on appelle l’inconscient collectif. Comment le mensonge d’un individu se transforme en vérité par rapport à la collectivité et à ses hantises ? C’est un sujet passionnant. Une des premières idées a été de couper le film en deux. D’abord raconter la généalogie d’un mensonge puis les conséquences démesurées que cette fabulation va entraîner, jusqu’à la décision de justice."Cette division binaire est un trompe l’œil : perçues à travers l’ambiance ouatée d’une villégiature bourgeoise, et les commentaires de personnages d’une clairvoyance un peu artificielle, les "conséquences" (l’emballement médiatico-politique) semblent avoir bien moins intéressé le cinéaste que les "circonstances". Comme son titre l’indique, La fille du RER se concentre sur son personnage principal, et essaye de saisir le moment du basculement. Beau portrait de jeune femme, mais aussi, à travers elle, d’une relation fille-mère (jouée par Catherine Deneuve) et de la naissance d’un amour, la première partie du film n'oublie pas de disséminer quelques indices quant à l’instabilité du personnage : sa propension à la mythomanie, son immaturité affective, son empathie victimaire. En glissant quelques archives de journal télévisé sur la montée des actes antisémites ou en montrant Jeanne pleurant devant un documentaire sur la Shoah, André Téchiné rend plausible la construction du récit imaginaire, dont le déclic sera la fin violente de l'histoire d'amour qu'elle a nouée avec Franck.Mais le réalisateur a voulu aller plus loin en greffant sur l’histoire de Jeanne et de ses proches celle d’une autre famille, juive celle-ci, dont elle va croiser la route : le célèbre avocat Bleistein (amour de jeunesse de la mère), son fils et sa belle-fille qui se déchirent, son petit-fils qui s'apprête à faire sa barmitzvah. Le sens du romanesque d’André Téchiné et la présence de ses comédiens parviennent à rendre plausible —et plaisante— cette construction fictionnelle alambiquée ; reste à savoir en quoi elle éclaire notre compréhension du fait divers. On avouera notre perplexité devant la scène finale qui met en parallèle la barmitzvah du jeune et l’incarcération de Jeanne, et qu’André Téchiné justifie ainsi : "l’appartenance à la collectivité passe pour Jeanne par la garde-à-vue et la sanction de justice tandis que pour Nathan, elle passe par la cérémonie religieuse qui le rattache à une communauté."Pour creuser un peu plus avant, on se rappellera que pour Roland Barthes le fait divers se caractérisait structurellement par une "altération de la causalité" ("Structure du fait divers", in Essais critiques). Au-delà de l’horreur circonstanciée de la scène (le nombre et l’acharnement des agresseurs, les croix gammées dessinés sur le ventre, l’absence de réaction des témoins), c’est sans doute cette altération de la causalité qui fit le "succès médiatique" du récit affabulé par Marie-Sophie L : elle avait été victime d’un acte antisémite alors qu’elle n’était même pas juive.Si le film reprend en apparence fidèlement cette structure, il en modifie assez subtilement la signification : dans le récit de Marie-Sophie L. c’était l’adresse (dans le seizième arrondissement) indiquée sur sa carte d’identité qui avait fait croire à ses agresseurs qu’elle était juive ; le fait avait beaucoup marqué les éditorialistes : "Un étrange processus a ravagé la tête des agresseurs. Un papier d’identité dérobé portait une adresse dans le 16e arrondissement. Et le 16e, c’est bien connu, c’est le quartier rupin. Le quartier youpin aux yeux de six abrutis avec de la violence plein leurs couteaux. Seizième = riche = juif. Honteuse équation." (Editorial du Monde, Eric Fottorino, le 13 juillet 2004)Dans le récit inventé par la Jeanne de Téchiné, c’est une carte de l’avocat Bleistein qui devient le pivot du malentendu. Le "les juifs ils ont de l’argent" du récit de Marie Sophie L., calqué quasi mot pour mot sur l’affaire Ilan Halimi (enlevé et assassiné par le gang des barbares) disparaît ainsi au profit d’un "Les juifs défendent les juifs" moins explosif. On ne se hasardera pas à interpréter ce choix scénaristique. Mais il est ironique de constater qu’au moment où André Téchiné fait disparaître de son film, consciemment ou non, "l’honteuse équation riche = juif" (pour reprendre les mots de l’éditorialiste), la comédie de Gad Elmaleh, Coco, triomphe avec un héros juif richissime et plus bling-bling que nature.d’André Téchiné. 2008. Durée : 1 h 45 Distribution : UGC. Sortie le 18 mars 2009

Qu’est-ce qui a poussé tant d’auteurs (écrivains ou cinéastes) à se passionner pour certains faits divers, au point d’en tirer des œuvres de fiction ? Dans le dossier de presse du film, André Téchiné justifie ainsi son envie de s’attaquer à une des affaires les plus médiatisées des dernières années, celle de l’affabulatrice du RER D : "J’ai été secoué par la violence du geste de cette jeune femme et par tout ce qu’il a pu susciter. Cette histoire devenait un miroir de toutes les peurs françaises, des angoisses profondément ancrées dans notre société, un révélateur de ce qu’on appelle l’inconscient collectif. Comment le mensonge d’un individu se transforme en vérité par rapport à la collectivité et à ses hantises ? C’est un sujet passionnant. Une des premières idées a été de couper le film en deux. D’abord raconter la généalogie d’un mensonge puis les conséquences démesurées que cette fabulation va entraîner, jusqu’à la décision de justice."Cette division binaire est un trompe l’œil : perçues à travers l’ambiance ouatée d’une villégiature bourgeoise, et les commentaires de personnages d’une clairvoyance un peu artificielle, les "conséquences" (l’emballement médiatico-politique) semblent avoir bien moins intéressé le cinéaste que les "circonstances". Comme son titre l’indique, La fille du RER se concentre sur son personnage principal, et essaye de saisir le moment du basculement. Beau portrait de jeune femme, mais aussi, à travers elle, d’une relation fille-mère (jouée par Catherine Deneuve) et de la naissance d’un amour, la première partie du film n'oublie pas de disséminer quelques indices quant à l’instabilité du personnage : sa propension à la mythomanie, son immaturité affective, son empathie victimaire. En glissant quelques archives de journal télévisé sur la montée des actes antisémites ou en montrant Jeanne pleurant devant un documentaire sur la Shoah, André Téchiné rend plausible la construction du récit imaginaire, dont le déclic sera la fin violente de l'histoire d'amour qu'elle a nouée avec Franck.Mais le réalisateur a voulu aller plus loin en greffant sur l’histoire de Jeanne et de ses proches celle d’une autre famille, juive celle-ci, dont elle va croiser la route : le célèbre avocat Bleistein (amour de jeunesse de la mère), son fils et sa belle-fille qui se déchirent, son petit-fils qui s'apprête à faire sa barmitzvah. Le sens du romanesque d’André Téchiné et la présence de ses comédiens parviennent à rendre plausible —et plaisante— cette construction fictionnelle alambiquée ; reste à savoir en quoi elle éclaire notre compréhension du fait divers. On avouera notre perplexité devant la scène finale qui met en parallèle la barmitzvah du jeune et l’incarcération de Jeanne, et qu’André Téchiné justifie ainsi : "l’appartenance à la collectivité passe pour Jeanne par la garde-à-vue et la sanction de justice tandis que pour Nathan, elle passe par la cérémonie religieuse qui le rattache à une communauté."Pour creuser un peu plus avant, on se rappellera que pour Roland Barthes le fait divers se caractérisait structurellement par une "altération de la causalité" ("Structure du fait divers", in Essais critiques). Au-delà de l’horreur circonstanciée de la scène (le nombre et l’acharnement des agresseurs, les croix gammées dessinés sur le ventre, l’absence de réaction des témoins), c’est sans doute cette altération de la causalité qui fit le "succès médiatique" du récit affabulé par Marie-Sophie L : elle avait été victime d’un acte antisémite alors qu’elle n’était même pas juive.Si le film reprend en apparence fidèlement cette structure, il en modifie assez subtilement la signification : dans le récit de Marie-Sophie L. c’était l’adresse (dans le seizième arrondissement) indiquée sur sa carte d’identité qui avait fait croire à ses agresseurs qu’elle était juive ; le fait avait beaucoup marqué les éditorialistes : "Un étrange processus a ravagé la tête des agresseurs. Un papier d’identité dérobé portait une adresse dans le 16e arrondissement. Et le 16e, c’est bien connu, c’est le quartier rupin. Le quartier youpin aux yeux de six abrutis avec de la violence plein leurs couteaux. Seizième = riche = juif. Honteuse équation." (Editorial du Monde, Eric Fottorino, le 13 juillet 2004)Dans le récit inventé par la Jeanne de Téchiné, c’est une carte de l’avocat Bleistein qui devient le pivot du malentendu. Le "les juifs ils ont de l’argent" du récit de Marie Sophie L., calqué quasi mot pour mot sur l’affaire Ilan Halimi (enlevé et assassiné par le gang des barbares) disparaît ainsi au profit d’un "Les juifs défendent les juifs" moins explosif. On ne se hasardera pas à interpréter ce choix scénaristique. Mais il est ironique de constater qu’au moment où André Téchiné fait disparaître de son film, consciemment ou non, "l’honteuse équation riche = juif" (pour reprendre les mots de l’éditorialiste), la comédie de Gad Elmaleh, Coco, triomphe avec un héros juif richissime et plus bling-bling que nature.d’André Téchiné. 2008. Durée : 1 h 45 Distribution : UGC. Sortie le 18 mars 2009