La Graine et le mulet : petites gens, grand film

La Graine et le mulet : petites gens, grand film

Après les festivaliers vénitiens (le film a reçu un Prix Spécial du Jury à la Mostra, et la comédienne Hafsia Herzi un Prix d’interprétation), les critiques français l’ont salué avec une rare unanimité, et le public semble à son tour répondre à l’appel.Ce n’est pas une raison pour ne pas dire à notre tour l’immense bien que nous pensons de La Graine et le mulet, brillante étoile de décembre dans le ciel qu’on dit morne du cinéma français. On connaît l’argument du film, sur lequel pas un producteur n’aurait sans doute misé un kopeck n’était le pedigree de Kechiche : licencié des chantiers navals parce que trop vieux et pas assez productif, Slimane investit ses maigres indemnités dans l'achat et la rénovation d'un bateau, pour y monter, avec l'appui de sa (ou plutôt de ses) famille(s) un restaurant spécialisé dans le couscous de poisson.Mais de même que L’Esquive, par son travail sur la langue de Marivaux et les codes théâtraux, échappait aux ornières du film de banlieue (voir notre dossier pédagogique en Français), La Graine et le mulet parvient à s’affranchir de toute pesanteur sociale ou sociologique, à dépasser ce que son matériau pouvait avoir de misérabiliste ou de convenu. C'est pourquoi, si une seconde vision du film révèle la finesse avec laquelle Kechiche retranscrit la violence du monde du travail, ou celle plus symbolique des institutions (la condescendance avec laquelle sont traités Slimane et son projet), on est tout d'abord happé par l'énergie des personnages et l'évidence de l'histoire.Rarement dans le cinéma français (on ne voit que Maurice Pialat ou chez nos cousins belges, que les frères Dardenne) les outils d’un cinéma naturaliste (caméra portée, style documentaire, mélange d’acteurs professionnels et amateurs) n’auront été mis au service d’une telle maîtrise narrative (difficile de trouver une scène de transition ou d’explication, dans ces deux heures trente de film). Non content de saisir le réel à pleins bras (en tout cas de nous donner cette impression fascinante), Abdelatif Kechiche le hisse à dimension supérieure, celle de l’épique puis du tragique.Le film aligne ainsi les morceaux de bravoure : ce repas de famille tellement pantagruélique qu’il en devient inquiétant, le chœur des commères (les vieux voisins de Slimane), les tirades respectives de Rym (Hafsia Herzi), surjouant la fureur pour convaincre sa mère, et de Julia (Alice Houri), hoquetant de désespoir devant son beau-père qui n’en peut mais ; et surtout cette séquence finale qui alterne la course absurde de Slimane à la poursuite de son scooter (on ne peut s’empêcher de penser à celle du Voleur de bicyclette de De Sica) et la danse du ventre de Rym ensorcelant, comme dans un conte des Mille et une nuits, une assemblée de notables hostiles.On renverra aux beaux articles de Philippe Leclercq pour les Actualités pour la classe du CNDP, très pédagogique (il analyse de manière très fine la "circulation du langage", notamment chez les personnages féminins), et à celui de Stéphane Delorme dans les Cahiers du Cinéma, qui replace Kechiche dans l'histoire du cinéma français.

[La Graine et le mulet d'Abdellatif Kechiche. 2007. Durée : 2 h 31. Distribution : Pathé. Sortie le 12 décembre 2007]

Après les festivaliers vénitiens (le film a reçu un Prix Spécial du Jury à la Mostra, et la comédienne Hafsia Herzi un Prix d’interprétation), les critiques français l’ont salué avec une rare unanimité, et le public semble à son tour répondre à l’appel.Ce n’est pas une raison pour ne pas dire à notre tour l’immense bien que nous pensons de La Graine et le mulet, brillante étoile de décembre dans le ciel qu’on dit morne du cinéma français. On connaît l’argument du film, sur lequel pas un producteur n’aurait sans doute misé un kopeck n’était le pedigree de Kechiche : licencié des chantiers navals parce que trop vieux et pas assez productif, Slimane investit ses maigres indemnités dans l'achat et la rénovation d'un bateau, pour y monter, avec l'appui de sa (ou plutôt de ses) famille(s) un restaurant spécialisé dans le couscous de poisson.Mais de même que L’Esquive, par son travail sur la langue de Marivaux et les codes théâtraux, échappait aux ornières du film de banlieue (voir notre dossier pédagogique en Français), La Graine et le mulet parvient à s’affranchir de toute pesanteur sociale ou sociologique, à dépasser ce que son matériau pouvait avoir de misérabiliste ou de convenu. C'est pourquoi, si une seconde vision du film révèle la finesse avec laquelle Kechiche retranscrit la violence du monde du travail, ou celle plus symbolique des institutions (la condescendance avec laquelle sont traités Slimane et son projet), on est tout d'abord happé par l'énergie des personnages et l'évidence de l'histoire.Rarement dans le cinéma français (on ne voit que Maurice Pialat ou chez nos cousins belges, que les frères Dardenne) les outils d’un cinéma naturaliste (caméra portée, style documentaire, mélange d’acteurs professionnels et amateurs) n’auront été mis au service d’une telle maîtrise narrative (difficile de trouver une scène de transition ou d’explication, dans ces deux heures trente de film). Non content de saisir le réel à pleins bras (en tout cas de nous donner cette impression fascinante), Abdelatif Kechiche le hisse à dimension supérieure, celle de l’épique puis du tragique.Le film aligne ainsi les morceaux de bravoure : ce repas de famille tellement pantagruélique qu’il en devient inquiétant, le chœur des commères (les vieux voisins de Slimane), les tirades respectives de Rym (Hafsia Herzi), surjouant la fureur pour convaincre sa mère, et de Julia (Alice Houri), hoquetant de désespoir devant son beau-père qui n’en peut mais ; et surtout cette séquence finale qui alterne la course absurde de Slimane à la poursuite de son scooter (on ne peut s’empêcher de penser à celle du Voleur de bicyclette de De Sica) et la danse du ventre de Rym ensorcelant, comme dans un conte des Mille et une nuits, une assemblée de notables hostiles.On renverra aux beaux articles de Philippe Leclercq pour les Actualités pour la classe du CNDP, très pédagogique (il analyse de manière très fine la "circulation du langage", notamment chez les personnages féminins), et à celui de Stéphane Delorme dans les Cahiers du Cinéma, qui replace Kechiche dans l'histoire du cinéma français.

[La Graine et le mulet d'Abdellatif Kechiche. 2007. Durée : 2 h 31. Distribution : Pathé. Sortie le 12 décembre 2007]