La Source des femmes : Entretien avec Radu Mihaileanu, cinéaste
Fils d'un journaliste juif, Radu Mihaileanu fuit la Roumanie de Ceaucescu en 1980 pour se réfugier en Israël puis en France où il intègre l'IDHEC (future Fémis). Après avoir travaillé comme assistant à la réalisation et comme monteur, il réalise Trahir, son premier long métrage en tant que réalisateur, en 1993. Cette histoire d’un intellectuel broyé par une dictature communiste rencontre un succès d’estime. Mais c’est avec Train de vie (1998), son deuxième long-métrage, qu’il trouve à la fois son ton et son public. Suivent Va, vis et deviens, plébiscité par la critique et le public, (César du meilleur scénario original en 2005) puis en 2009 Le Concert qui attire près de 2 millions de spectateurs dans les salles. Le dernier film de Radu Mihaileanu, La Source des femmes avec Leïla Bekhti et Hafsia Herzi, a été présenté en Sélection Officielle au Festival de Cannes. Il est sorti en salles le 2 novembre 2011.
D’où vient l’idée de votre film La Source des femmes ?
Comme souvent mes films, celui-ci est né de rencontres : des femmes que j’avais croisées dans les pays du Maghreb, et qui m’avaient raconté leur vie. J’ai été saisi par le contraste entre la dureté de leur quotidien, et l’énergie incroyable qu’elles dégageaient ; par leur culture, par la richesse poétique de leur langage, alors que selon nos critères elles sont « analphabètes ». Je me suis rendu compte avec surprise qu’elles parlaient énormément de sexualité, avec la joie de vivre que l’on voit dans le film, alors qu’on les imagine beaucoup plus réservées, voire ignorantes sur le sujet. J’ai eu envie de faire un film sur ces femmes, sur cet univers que j’avais découvert, si différent des clichés sur le monde arabe et l’Islam qui ont cours actuellement. Au même moment le ciel s’assombrissait au dessus de nos têtes avec la crise financière, la crise environnementale, les guerres et les famines, et je me suis dit : ne serait-il pas temps de remettre en cause toutes nos certitudes, et de repartir de notre rapport à la vie ? Il me semblait que ces femmes détenaient peut-être une partie de la réponse aux questions qui se posent actuellement cruellement à nous ; des réponses que depuis la nuit des temps les hommes ignorent, parce qu’ils sont prisonniers des mêmes sempiternels schémas (la rivalité, la lutte, la domination)…
Le film reprend l’argument de Lysistrata, une pièce de l’auteur grec Aristophane...
Au départ il y a un fait divers : j’ai eu vent d’une histoire vraie qui s’est déroulé en Turquie, la grève de l’amour menée par les femmes d’un village, pour obtenir l’accès à l’eau courante. Un sujet merveilleux venait de me tomber du ciel, tellement riche dans ses implications : l’eau c’est la métaphore du cycle de la vie, c’est la métaphore de l’amour… Derrière il y a avait la question de la diversité, du rapport à l’amour, des droits de la femme. Mais le plus merveilleux était le courage de ces femmes : celui de prendre le risque de stopper le cycle de la vie (puisque la sexualité c’est à la fois le plaisir et la reproduction), parce que l’amour s’était tari et que leur vie était devenu insupportable. C’est ensuite que je me suis replongé dans la pièce d’Aristophane, qui raconte un peu la même histoire, avec une approche différente (les femmes font la grève de l’amour pour arrêter la guerre). Cela me confirmait que ce sujet était porteur d’interrogations universelles.
Vous présentez le film comme un conte…
J’ai un père journaliste, qui m’a donné la culture des faits, de la rigueur, de l’objectivité, qui m’a inculqué l’habitude de la réflexion et de l’analyse… Mais parallèlement j’ai développé un goût profond pour le merveilleux. Je crois que nous vivons une époque dense, complexe, frénétique : les journalistes courent en permanence après l’actualité, et le citoyen est submergé d’informations. En tant qu’artiste, mon rôle est peut-être de prendre du recul, et de proposer un autre regard. J’ai souvent utilisé le filtre du conte ou de la fable, parce qu’il permet d’instaurer une distance. Il encourage le spectateur à réfléchir à ce qu’il voit, à s’interroger sur lui-même. Si avec La Source des femmes j’avais fait un film très réaliste, précisément situé et daté, il aurait été très facile pour le spectateur de se dire : ces gens-là sont des barbares, cela ne me concerne pas vraiment. Au contraire l’univers du conte, le « il était une fois … », permet de dire au spectateur : attention, cela te concerne également ! Cela me paraît d’autant plus important que nous sommes dans l’époque de l’immédiat, du clic, de la réponse. Les grandes civilisations de la question (juive, chrétienne, musulmane) sont en train de disparaître au profit d’une civilisation de la réponse : en un clic vous pouvez avoir une réponse à toutes vos questions. On ne supporte plus la question, donc le doute, on veut la réponse, autrement dit la vérité. Or il n’existe pas une vérité, il existe des vérités.
Avez-vous eu du mal à vous glisser dans la peau de ces héroïnes, qui sont a priori loin de votre univers ?
Avec mon co-scénariste nous avons lu beaucoup de témoignages de femmes arabes, de livres de sociologie, d’ouvrages sur l’Islam, nous avons rencontré des sociologues et des historiens du monde arabe. Il nous fallait quitter nos œillères d’occidentaux pour comprendre ces femmes. Par exemple nous avons a été embêtés par le terme de tradition : de nombreuses femmes à qui l’on demandait pourquoi elles ne se révoltaient pas nous renvoyaient ce terme de « tradition ». Nous avons compris la complexité de ce mot dans leur contexte : il contient des notions d’héritage, d’amour, de respect… Nous avons compris que les femmes ont hérité de la tache d’assurer la continuité du cycle de la vie, d’assurer la cohésion de la communauté, alors que l’homme est un guerrier et un chasseur, censé partir et revenir, assurer la sécurité et la subsistance de la famille, etc. Comme la femme porte en elle cette responsabilité, il lui est quasiment impossible d’imaginer se révolter, et de menacer l’équilibre et la cohésion de la communauté. C’est pourquoi le geste que font les femmes dans le film est d’un courage sublime.
Le texte offre beaucoup de résonances avec les grands textes féministes…
C’est parce qu’il offre des résonances avec la réalité : ces situations sont universelles. En France, le « pays des droits de l’homme » (et de la femme !), les femmes ont gagné leurs droits de manière récente : par exemple elles n’ont eu le droit d’ouvrir un compte en banque, c’est-à-dire de dépenser de l’argent qu’elles gagnaient, qu’en 1970 ! On sait qu’aujourd’hui l’égalité hommes – femmes en France est loin d’être acquise dans les faits : que l’on pense aux écarts de salaires qui persistent, à la répartition des taches ménagères, à la sous-représentation des femmes dans les classes dirigeantes…
Votre mise en scène est assez différente de celle de votre film précédent, Le Concert.
Le sujet commandait effectivement un autre type de mise en scène : moins ample, moins lyrique, moins « à l’américaine » que pour Le Concert. Il fallait que je sois proche de ces personnages, dans une optique presque documentaire… tout en apportant un léger décalage avec la réalité pour montrer qu’il s’agit d’un conte. J’ai tourné le film quasiment la caméra à la main, sans travelling, sans mouvement de grue. Il fallait un style un peu heurté, âpre : les personnages semblent parfois entrer dans le champ de manière imprévue, il y a souvent des amorces au premier plan, etc.