L'âge d'or ambigu des maisons de "tolérance"

Critique
de Bertrand Bonello
122 minutes 2011

Des trois huis-clos proposés par la Sélection Officielle cette année, L'Apollonide, souvenirs de la maison close n'est sans doute pas le moins terrible : la réclusion ne procède en effet pas ici de la perversité d'un individu, comme dans Michael ou La Piel que habito, mais de l'organisation collective d'une société. Bertrand Bonello a situé son film au tournant des XIXème et XXème siècle, âge d'or d'une "tolérance" instituée près d'un siècle plus tôt (quand le consulat légalise et réglemente la prostitution), entre les murs d'un bordel de luxe attirant la fine fleur de la société mâle de l'époque.

À l'image d'un magnifique générique caressant les peaux des "pensionnaires", photographiées dans un noir et blanc granuleux, sur les accents plaintifs d'un rythm'n'blues, le film commence tout en douceur, instillant une atmosphère onirique, à la fois voluptueuse, douce et inquiétante (tant la présence de ces femmes est spectrale). Celle-ci sera déchirée une première fois par l'horreur (le geste sadique d'un client qui défigure une des prostituées), annonce d'une dégradation généralisée (trahisons, syphilis, difficultés financières) dans la seconde partie. L'extraordinaire réussite de L'Apollonide est dans sa dualité : le film de Bertrand Bonello parvient à montrer dans un même geste la séduction capiteuse d'un univers de luxe et de volupté (pour les clients) et son envers de misère et de désespoir, éclairé tout de même par la solidarité entre les filles.

Tissé de référence littéraires (Victor Hugo, Barbey d'Aurevilly, H.G. Wells) et picturales (Courbet, Lautrec, les impressionnistes), le film rend un bel hommage à l'esthétique "fin de siècle". Il n'en montre pas moins avec une sécheresse implacable les différents systèmes de contrôle (légal, sanitaire, économique) qui permettaient de maintenir les prostituées dans un quasi-esclavage ; et l'hypocrisie d'hommes prompts à sublimer leurs relations avec les filles de joie (l'univers du bordel a beaucoup inspiré les artistes) tout en adhérant en toute bonne conscience aux thèses naturalisant leur infériorité sociale (sur ce point, le film n'est pas sans rapport avec la Vénus noire d'Abdellatif Kechiche). L'Apollonide a une dimension proprement viscontienne, montrant avec sensualité la splendeur d'un monde trop mûr ("Les choses changent doucement"), tout en analysant les causes de son déclin.

Dans la deuxième partie du film, Bertrand Bonello anticipe d'un demi-siècle (la loi dîte Marthe Richard n'interdira les maisons closes qu'en 1946) pour faire coïncider la fermeture de l'Apollonide avec le déclin des maisons de tolérance. Comme le dit la directrice (excellement incarnée par Noémie Lvovsky), "aujourd'hui l'amour est dans la rue". Le film la prend au mot pour nous projeter cent ans plus tard, dans un plan final glaçant : des alcôves luxueuses de l'Apollonide aux trottoirs sordides des boulevards, le décor change mais la question de la "condition prostituée" reste toujours aussi problématique.