Quand le mythe Cousteau prend l’eau

de Jérôme Salle
123 minutes 2016

Pionnier de l’océanographie, homme d’images reconnu (Le Monde du Silence, Palme d’or 1956, sera suivi d’une longue série de documentaires pour la télévision), défenseur de l’environnement, Jacques-Yves Cousteau (1910-1997) a longtemps trusté la première place du classement des personnalités préférées des Français.

À mesure qu’il s’éloignait des feux de l’actualité, on a redécouvert une figure plus contrastée que l’image d’Épinal : un homme plus intéressé par sa propre gloire que par la protection des océans.

Alors que Wes Anderson égratignait gentiment l’icône dans La Vie aquatique (2003) brocardant un simili-Cousteau en pleine crise, l’homme au bonnet rouge a subi récemment des charges plus virulentes. « Le Monde du Silence est à l'écologie ce que Tintin au Congo est au racisme », écrit en 2011 le journaliste et militant anti-spéciste Camille Brunel dans un post virulent intitulé « Les Racines de l’Enfer ». Il y dénonce les méthodes de tournage du documentaire récompensé par une Palme d’Or en 1956 (coraux dynamités à l’explosif, bébé cachalot déchiqueté par les hélices de la Calypso, le célèbre bateau de Cousteau, requins massacrés), exprimant son dégoût et sa honte face à ce mépris assumé de la vie sous-marine. En juin 2015, le réalisateur Gérard Mordillat joint l’image à la parole pour dénoncer un documentaire « naïvement dégueulasse » à travers un montage commenté des pires images du film qui sera très partagé sur les réseaux sociaux.

On peut dès lors se demander si le film ne sort pas à contretemps, et si le commandant Cousteau fait encore rêver le public d’aujourd’hui. Jérôme Salle, conscient des fragilités du mythe, a l’intelligence de ne pas chercher le reconstruire. Le réalisateur choisit en effet de décaler notre regard pour mieux saisir les failles du personnage. Car le vrai héros de L’Odyssée, ce n’est pas Jacques-Yves Cousteau (interprété Lambert Wilson) ; c’est son fils aîné, Philippe (Pierre Niney). À travers la relation conflictuelle entre Philippe et son père, Salle réalise un portrait à charge du commandant : égoïste et vaniteux, le Cousteau de L’Odyssée tolère peu la contradiction et semble obsédé par ses explorations.

En témoigne l’une des premières scènes du film. Nous sommes à la fin des années 40, et la famille Cousteau vient d’acquérir une très belle propriété sur les rives de la Méditerranée. Cousteau emmène sa femme et ses enfants plonger, grâce au scaphandre qu’il a lui-même inventé. Mais l’aîné, Jean-Michel, n’en a visiblement aucune envie. Ignorant complètement les réticences de l’enfant, JYC prend le cadet par la main et plonge avec lui, laissant Jean-Michel trouver du réconfort auprès de sa mère. Ainsi est le Cousteau que nous dépeint L’Odyssée : incapable de prendre en compte les sentiments d’autrui, même lorsqu’il s’agit de sa propre famille.

Quant à sa relation avec les fonds marins, L’Odyssée en relate toute l’ambiguïté. Certes, l’objectif initial de Cousteau est louable : passionné par l’univers sous-marin, il entreprend d’explorer ce territoire encore vierge et de partager sa passion avec un large public, grâce aux documentaires qu’il réalise. Mais très vite, l’envie de découverte se transforme en volonté de conquête. Une des scènes du film fonctionne comme un pivot entre ces deux facettes de Cousteau : en mission en Afrique du Sud, le commandant ordonne à son équipage de capturer deux otaries. Pour les besoins d’un film, Cousteau gardera ces animaux à bord pendant de longs mois, sans égards pour leur souffrance.

Mais s’il ne cache pas l’avidité du commandant, L’Odyssée raconte également sa conversion écologique. Dans le dernier tiers film, Cousteau rallie la cause de son fils, Philippe, et fonde alors la Cousteau Society, entièrement dédiée au militantisme écologique. Un message assez fort, qui ne manquera pas de sensibiliser un large public à la cause environnementale en général, et à la protection des océans en particulier. Un exemple assez frappant de la mort à petit feu des océans est en effet donné dans le film. À trente ans d’intervalle, Philippe Cousteau plonge en Méditerranée. Dans la première scène, la découverte d’une grotte sous-marine a des airs de rêve tant le paysage est beau. Trente ans plus tard, la même grotte est un cimetière, les poissons et les coraux ont disparus. L’urgence de protéger les océans est ainsi parfaitement mise en images par Jérôme Salle, et défendue par Cousteau dans de nombreuses scènes de plaidoyer.

Dommage que ce portrait complexe du commandant soit largement desservi par des dialogues très faibles et des acteurs peu inspirés. Dans de nombreuses scènes, les répliques sonnent faux, empêchant le spectateur de s’identifier pleinement avec les personnages. On pense notamment à ce ridicule « Qu’est-ce qu’on attend ? », qui semble tout droit sorti d’une pub pour agence de voyages, lancé par Simone Cousteau (Audrey Tautou) à son mari au début du film ; ou encore aux scènes de confrontation entre JYC et Philippe, dans lesquelles Pierre Niney surjoue l’émotion. Ces dialogues creux témoignent en fait du défaut de caractérisation des personnages, dont la psychologie n’est jamais creusée, et qui restent à l’état d’archétypes (le paterfamilias mégalo, l’épouse délaissée, le fils désireux de prendre son indépendance)…

On préfèrera donc retenir un aspect bien plus intéressant du film : son travail sur la lumière. Car comme Cousteau, fasciné par la lumière si singulière des océans, Jérôme Salle et son chef-opérateur, Matias Boucard partent à la recherche de sources lumineuses inattendues : le hublot d’une maison construite sous l’eau pour éclairer la faune alentour, un trou dans la roche d’une grotte sous-marine qui donne à une scène de plongée un aspect surréel. Le réalisateur joue aussi beaucoup sur l’opposition entre ombre et lumière. Une des premières scènes entre JYC et Philippe, alors enfant, est filmée en clair-obscur, à la manière d’un tableau de maître ; lors d’une dispute entre Cousteau et sa femme, une ampoule claque dans la pièce principale de la Calypso, et l’obscurité permet aux deux personnages de retrouver brièvement leur complicité perdue.

NB : Des ressources pédagogiques réalisées en collaboration avec le service pédagogique de l’Aquarium tropical de la Porte Dorée (Paris) ont été mises en ligne à destination des enseignants. Portant sur des sujets transverses (l’exploration d’un monde nouveau, la conquête de la mer par l’homme, la défense des océans et l’utilisation du cinéma comme outil de sensibilisation du grand public), elles sont destinées à s’intégrer dans le cadre des EPI.