
Nicolas Mathieu : "Un roman est toujours une incroyable machine à étendre nos possibilités d'existence"
Né en 1978 dans les Vosges, Nicolas Mathieu exerce de nombreux métiers avant de publier en 2014 son premier roman Aux animaux la guerre, adapté pour la télévision par Alain Tasma. En 2018, son deuxième livre, Leurs enfants après eux, remporte le prix Goncourt. Connemara, son dernier roman, a paru en 2022.
Le roman commence en 1992 et se termine en 1998. Pourquoi ce choix temporel et en quoi ces deux dates sont-elles signifiantes ?
Nicolas Mathieu : Le point de départ du roman est la volonté d’écrire un roman d’apprentissage, l’histoire d’une poignée de personnages qui passent de l’enfance à l’âge adulte. J’avais aussi dès l’origine l’idée de ne raconter que les étés et de laisser une grande place à des ellipses, une partie inconnaissable de leurs destins qui serait laissée à la charge du lecteur. Pour raconter ces adolescences, le plus simple était pour moi de me référer à ma propre expérience. Ces choix sont donc au départ pratiques, puis ils correspondent à une volonté artistique (les étés, la chronologie répétitive et lacunaire) et in fine, à force, je me suis mis à raconter l’histoire d’une décennie et d’une génération. C’est dans le mouvement de l’écriture, le déploiement progressifs des différentes lignes de récits (Anthony, Hacine et Steph) que ces différents aspects se sont peu à peu superposés pour devenir la trame du roman.
À partir de quel matériau avez-vous travaillé pour dessiner les trajectoires d’Anthony, Stéphanie et Hacine ? Vos seules expériences personnelles ? De la documentation, une forme d’enquête de terrain ? Comment avez-vous tissé la fiction au réel ?
Nicolas Mathieu : Il faut voir le long processus d’écriture comme une sorte de filet dérivant. On progresse dans le déploiement des différentes "storylines" des protagonistes, et chemin faisant, on emploie tout ce qui nous tombe sous la main : le biographique, la documentation, l’imaginaire, les petits faits vrais et détails glanés ici et là, un peu d’enquête pour l’histoire industrielle, des lectures ciblées, etc. On fait feu de tout bois, les séries qu’on regarde, ce qui nous émeut, une chanson entendue à la radio et qui soudain nous émeut au volant. Le roman, en ce sens, est fondamentalement impur.
Vous citez des influences diverses, cinématographiques, musicales, littéraires… Vous inscrivez-vous également dans la filiation de Zola et du roman social français ?
Nicolas Mathieu : On m’inscrit volontiers dans cette généalogie, et ça fait sens. Je le comprends et l’admets. Toutefois, je ne la revendique qu’à moitié. Je suis de fait un romancier réaliste, parce que je ne sais pas faire autrement. Mais si je considère mes vraies influences littéraires, les livres qui m’ont servi de modèles, qui m’ont donné des solutions artistiques, esthétiques, narratives par rapport à des problèmes que je me posais, on reste assez loin de Zola. On partirait plutôt de Flaubert pour arriver au roman noir, à Jean-Patrick Manchette, en passant par des auteurs et autrices un peu sociologisants, comme Ernaux ou Perec. L’influence des Américains est, elle aussi, majeure. Finalement beaucoup plus Les Raisins de la Colère que Germinal. Plutôt Pete Dexter que Maupassant.
Dans le roman, Hacine passe en une ellipse de délinquant violent à père de famille. Quelle(s) fonction(s) revêtent les ellipses dans votre roman ? Comment travaillez-vous le rapport au temps dans votre écriture, et la construction de vos personnages ?
Nicolas Mathieu : Le temps, ce n’est pas très original, est sans doute le vrai grand personnage de mes romans. La manière dont il passe, l’ennui, les moments de rush, puis le quotidien, ces différentes qualités de temps qui font la moire de nos existences. Et puis ce qu’il nous fait, comment il vient à bout de certaines espérances, réalise des ambitions, affecte nos corps, tue ceux qu’on aime, laisse fleurir et voue à la fin toute chose ici-bas. La répétition des étés permettait ça, de mesurer les écarts, les changements, dans une sorte de temps cyclique. Ce qui revient, ce qui varie. Et je crois beaucoup aux ellipses, aux trous, aux vides laissés dans le récit, parce que dans notre expérience de l’existence, tout est lacunaire. Il y a des éléments qui nous affectent et dont nous n’aurons jamais connaissance, le hors-champ nous échappe, la vie intérieure des autres nous est étrangère, etc. Par ailleurs, plus on laisse de vide, plus le lecteur est invité à compléter l’histoire, à l’investir par son imaginaire, et l’histoire devient alors comme le monde, inconnaissable dans son intégralité, possiblement illimitée, interprétable à l’infini et profondément plurielle.
Le titre du roman accrédite l’idée d’une inexorable reproduction sociale. Existe-t-il pour vous un espoir ? Quel est le sens du dernier chapitre et de cette fin "ouverte" ?
Nicolas Mathieu : Ce titre est tiré d’un extrait du Siracide qu’on peut lire en épigraphe du roman. C’était une manière de dire deux choses au moins. Que la reproduction est la règle. Qu’en général, la pomme ne tombe pas très loin de l’arbre, que nous sommes souvent menés à rééditer les vies de nos prédécesseurs, que le social est aussi un destin. Et c’est dans ce train-train là, cette vocation à une certaine obscurité que s’inscrivaient les destinées minuscules que j’allais raconter. Pourtant, en les ramenant à l’Ancien Testament, à des écrits quasi mythologiques, je souhaitais indiquer combien ces destins sont grands à mes yeux, héroïques, combien ils relèvent de ce qui se fait de plus crucial : la condition humaine, notre sort à tous, la vie que nous avons en partage ici-bas, dans ses douleurs, sa modestie, sa gloire fugace aussi. Mais la fin reste ouverte car si je pense que nous sommes en général très conditionnés (par la géographie, notre origine sociale, notre ADN, les atavismes divers, notre psyché, etc.) il n’en demeure pas moins qu’une part de liberté demeure et que nous avons tous à la jouer le plus possible. Tout le roman peut d’ailleurs se lire ainsi : une poignée de personnages qui cherchent à s’arracher aux marécages du destin pour faire exister leur part de liberté.
Parmi les différentes propositions d’adaptation que vous avez reçues à la suite du succès du livre, quels critères vous ont fait retenir celle-ci ?
Nicolas Mathieu : Gilles Lellouche s’était montré d’emblée très convaincant, avec cette idée qu’il fallait faire une grande fresque, un film populaire qui tendrait un miroir à notre pays, et pas un film d’auteur social et engagé, rigoriste et âpre. J’avais envie de plans larges, de cinémascope, que ces existences de gagne-petit et de durs au mal soient montrées comme en Amérique, avec de l’espace autour, de la vitesse, des sensations fortes, pied au plancher, bigger than life. Ensuite, j’ai fait la connaissance des frères Boukherma, vu leur film Teddy et j’ai compris qu’ils avaient tout pour rendre ça. Faire du Springsteen au cinéma.
La principale liberté prise par le scénario du film par rapport au roman est de resserrer le récit sur le personnage d’Anthony. Comment avez-vous travaillé les points de vue dans votre roman ? Et particulièrement celui d’Anthony ?
Nicolas Mathieu : J’étais moi aussi parti d’Anthony, et puis comme souvent chez moi, le roman est devenu choral, parce que je me disais qu’il fallait défendre chaque point de vue, les faire exister, en vertu de cette règle morale énoncée par Renoir dans La Règle du jeu : "Il y a quelque chose d'effroyable dans ce monde, c'est que tout le monde a ses raisons."
Si l’on extrapole, les personnages du livre sont aujourd’hui des quasi quinquagénaires. Vous prenez-vous à imaginer ce qu’ils sont devenus ?
Nicolas Mathieu : Pas vraiment. Toutefois, à force d’écrire je me suis rendu compte que je fonctionnais un peu dans mon travail comme un jardinier qui fait des boutures. J’ai prélevé les ados dans mon premier roman Aux animaux la guerre et les ai faits grandir et croître dans Leurs enfants après eux. Puis les personnages de Steph et Vanessa dans Leurs enfants après eux ont nourri Hélène dans Connemara. Donc il n’est pas exclu, d’un roman à l’autre, de suivre des parcours possibles de certains personnages.
Leurs enfants après eux est un roman d’apprentissage, qui suit ses personnages de l’adolescence jusqu’à l’âge adulte. Avez-vous à cœur de toucher un public adolescent, et que pensez-vous que ce public puisse tirer du roman ?
Nicolas Mathieu : Je n’ai pas de cible ou de target marketing. J’écris en me disant que j’essaie d’affecter le lecteur, la lectrice, quel qu’il soit. Ce qu’un lecteur adolescent peut tirer de ce roman, comme de tant d’autres, c’est toujours un peu la même chose : du plaisir, des enseignements sur la vie, le temps qui passe, les rapports humains, les rapports de force, et la formulation par un autre de ce qu’eux-mêmes vivent, éprouvent, ressentent, sans toujours trouver les mots pour le dire. Un roman est toujours une incroyable machine à étendre nos possibilités d’existence, à fouiller l’opacité de notre expérience, à formuler et élucider notre sort à la fois dans ce qu’il a de partagé et de très intime.
Propos recueillis en juillet 2024 par le site www.zerodeconduite.net