Nos années folles © ARP Sélection

Nos années folles : trouble dans le genre

Critique
de André Téchiné
103 minutes 2017

C’est l’une de ces histoires qui paraissent tellement invraisemblables qu’il faut d’emblée préciser au spectateur qu’elles sont vraies. Désertant le front en 1915 après avoir été deux fois blessé, le soldat Paul Grappe s’est travesti en femme, avec la complicité de son épouse Louise, s’inventant une nouvelle vie sous le pseudonyme de Suzanne Langdard, qui perdurera même après l’aministie des déserteurs de 1925. Une histoire qui se terminera tragiquement puisque Louise tuera Paul d’un coup de revolver, crime passionnel qui fera l’objet d’un procès retentissant relaté par les gazettes de l’époque. C’est ce fait divers, raconté et analysé par Fabrice Virgili et Danièle Voldman dans leur livre La garçonne et l'assassin (2011), qu’adapte et réinterprète le cinéaste André Téchiné, auquel le Festival rendait hommage à l’occasion d’une séance spéciale.
La très belle idée du film est d’enchâsser le récit dans une représentation de cabaret (menée par Michel Fau), reprenant le dispositif du Lola Montès de Max Ophüls. Le film s’affranchit ainsi en partie des pesanteurs de la reconstitution, en même temps qu’il bouscule la chronologie du récit. Ce n’est sans doute pas l’histoire (même si l’on croisera une gueule cassée et un aristocrate nostalgique du "feu") ou les mentalités de l’époque (même si, comme l'indique la polysémie du titre, la relative tolérance qui a accompagné le couple a beaucoup à voir avec l'ambiance d'après-guerre) qui intéressent André Téchiné, mais plutôt le récit intemporel d’une passion qui se joua des conventions et des identités de genre. Le film est tout entier construit autour de ses deux interprètes, Pierre Deladonchamps troublant en Paul/Suzanne, et Céline Salette qui interprète subtilement l’épouse, tour à tour complice puis dépassée.
Mais en procédant par ellipses et ruptures, en s’affranchissant de la progression psychologique, le film prend le risque d’égarer le spectateur : comment comprendre ainsi qu’après avoir longuement renâclé au travestissement, Paul/Suzanne bascule en une phrase ("Je vais au Bois…") dans la prostitution ? Comment expliquer que le mari si aimant devienne époux violent ? Le film semble comme le sismographe d’émotions enfouies au plus profond des personnages, nous laissant au final aussi troublé que ses personnages.