"Pas de vagues s’inspire d’une épreuve que j’ai dû traverser il y a quelques années"

Entretien
de Teddy Lussi-Modeste
92 minutes 2024

Le film est inspiré d’un fait divers qui vous est arrivé. De quoi s’agissait-il ?
Le film s’inspire en effet d’une épreuve que j’ai dû traverser il y a quelques années. Dans le collège où j’étais alors professeur, la Conseillère Principale d’Éducation me tend un jour une lettre écrite par une de mes élèves. La jeune fille m’accuse de la regarder en touchant ma ceinture. Elle a 13 ans. Les choses s’emballent. Un de ses grands frères me menace de mort. Un autre l’amène porter plainte contre moi. Je refuse de me mettre en arrêt car j’y vois bêtement un aveu de culpabilité. Je sors chaque jour du collège en me demandant si on va me casser les jambes. Je vis dans la peur et la honte – la culpabilité aussi : je ne veux pas que les collègues qui m’escortent jusqu’au métro soient agressés par ma faute.

Comment avez-vous choisi, avec votre coscénariste Audrey Diwan, de faire évoluer cette histoire originelle pour aboutir à celle qu’on voit dans le film ?
Audrey Diwan m’a aidé à trouver la distance nécessaire pour me décoller des événements vécus. En fait, Audrey m’a aidé à construire mon point de vue. Très vite, on s’est dit que le film devait raconter l’histoire d’un professeur qui se retrouve lâché par une institution dé- bordée. Pour raconter cette histoire, il fallait pousser certains curseurs et se donner le droit de la fiction.

Pourquoi était-il important que le rôle principal soit tenu par un acteur du statut de François Civil ? Qu’a-t-il apporté au personnage tel que vous l’imaginiez à l’écriture ?
Dans les dernières phases d’écriture, j’ai pensé à François Civil pour incarner Julien. Je voulais que le rôle soit interprété par un acteur solaire, un jeune homme au sourire candide, quelqu’un dont on pourrait encore percevoir l’adolescence au détour d’un regard. François est un acteur qui n’a cessé de m’impressionner sur le plateau. Il a été davantage qu’un acteur qui vient jouer son rôle : il était en effet si investi et si généreux que je considère qu’il a autant créé le personnage que moi. Avant le tour- nage, il s’est isolé pour apprendre son texte et quand il est revenu il était devenu Julien. Il y avait quelque chose de changé dans sa gestuelle, son élocution, son être même. Le paradoxe avec François est qu’il est une star très identifiée mais on peut projeter sur lui tous les univers possibles. Cela vient de son travail et de l’empathie immédiate qu’il provoque.

Comment avez-vous choisi le casting autour de lui ? Comment avez-vous travaillé pour trouver les élèves par exemple ?
Il y a eu un énorme travail mené par Judith Chalier, la directrice de casting. Dans un premier temps, elle interrogeait les adolescents qu’elle recevait et les amenait progressivement au sujet du film. Elle leur demandait alors d’improviser une petite scène. Ceux qu’on a revus en call-back avaient une scène à préparer. Il a fallu ensuite constituer une classe et on a fait travailler les adolescents ensemble car j’avais conscience qu’il fallait à la fois croire en leur prestation individuelle mais aussi en leur prestation collective. Avec mon expérience de professeur, je me suis rendu compte que chaque classe a son énergie, ses espoirs et ses tabous. Ces séances de travail ont permis d’établir une relation de confiance entre nous tous. Comme les adolescents savaient que j’étais aussi professeur, ils savaient que « j’entendais juste » quand je les dirigeais.

Le chef d’établissement est montré comme un personnage qui ne veut pas de vagues. Ces dernières années, cette phrase est devenue l’emblème de la contestation des professeurs. Quel regard le film porte sur ce mouvement ?
En choisissant ce titre, je pense que le message est clair. Le film s’inscrit dans le mouvement de libération de la parole des professeurs. Il faut se rappeler le choc de ces images de 2018 où l’on voit un élève tenir en joug avec une arme factice une professeure installée devant son ordinateur. Le #PasDeVagues est alors réapparu sur les réseaux sociaux. La souffrance était trop grande depuis des années. Les professeurs avaient besoin de dénoncer la violence qu’ils subissaient au quotidien et le silence de leur hiérarchie face à cette douleur. En lisant la presse, on se rend bien compte que les professeurs sont peu ou mal protégés par leur institution qui a paradoxalement construit au fil des années sa propre fragilité... Aujourd’hui, les professeurs parlent et c’est important de les écouter.

Dans votre film, la parole de Leslie et celle de Julien sont recueillies par la CPE. Pourtant, cela ne suffit pas à régler le problème. Comment expliquer cet engrenage qui se met en route malgré tout ?
Je crois que le film ne cesse de montrer qu’il faut concevoir des protocoles plus efficaces pour mieux écouter la parole des victimes... Par ailleurs, la spécificité de l’histoire que je raconte est que Leslie et Julien sont tous les deux victimes... Et même Steve, le frère de Leslie, est victime : à 20 ans, il se retrouve à porter seul une famille sur ses épaules.
De la même manière, je ne voulais pas traiter le personnage de Leslie comme une menteuse. C’est quelqu’un qui s’est trompé. Elle a vraiment pensé que son professeur voulait la séduire. Et on a construit au scénario comment cette idée s’était faite jour dans son esprit. C’est un choix moral que nous avons fait très tôt, Audrey et moi.

Tous les personnages sont pris au piège d’une situation qui dégénère et dont il est impossible de sortir. Tous, de Julien jusqu’à Steve, souhaiteraient annuler cette situation. Mais chacun fait face à l’irréversible...
Je ne voulais condamner aucun personnage. Aucun ne devait être réduit au silence. Chacun devait pouvoir être entendu. Je voulais qu’on puisse comprendre le point de vue du chef d’établissement et celui des autres professeurs. Il fallait proscrire toute forme de manichéisme. Dans ce film, l’ennemi n’est pas là où l’on croit. Il n’a pas de nom mais il est partout : on pourrait l’appeler misère, inculture, démission. Cet ennemi va se loger en ceux pour qui Julien se dévoue : ses propres élèves. Puis, par contamination, cet ennemi se propage chez la famille de Leslie, les parents, les collègues, l’administration... et en Julien lui-même qui sera amené à comprendre qu’il a sa part de responsabilité dans l’épreuve qu’il traverse. Concernant le chef d’établissement, lui aussi est soumis au #PasDeVagues et à des injonctions contradictoires : protéger son équipe pédagogique versus satisfaire les parents d’élèves. Et je crois qu’il essaie de trouver un équilibre avec toutes les données portées à sa connaissance. Je le crois sincère quand il dit à Julien qu’il a voulu le protéger d’un éventuel blâme et que c’est pour cette raison qu’il n’a pas envoyé la demande de protection fonctionnelle.

On ne peut s’empêcher de penser aux assassinats des professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard. Vous soulevez la question de la vulnérabilité des enseignants face à la défaillance d’une institution. Or il se trouve que parallèlement à votre carrière de réalisateur, vous continuez d’enseigner. Êtes-vous optimiste sur l’avenir de ce métier ?
Depuis Samuel Paty et Dominique Bernard, chaque professeur sait désormais qu’il peut être assassiné sur son lieu de travail. C’est un effroi qui a traversé chaque professeur et dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les conséquences. De même, on élève les enfants de France dans l’idée qu’il faut craindre à tout moment une attaque terroriste et ce, depuis la maternelle. L’école n’est plus un sanctuaire. D’où la dernière réplique du film : « Il a ouvert la porte ». Collectivement, nous avons ouvert la porte de l’école à tous les maux de la société... Mais en vérité une crise des vocations a commencé bien avant ces événements car les professeurs ne sont pas suffisamment protégés et parfois même déconsidérés lorsqu’on évoque sans autre forme de procès leur absentéisme ou leur laxisme ici ou là...
Est-ce pour cela qu’il faut abandonner ? Il reste des hommes et des femmes qui ont le goût de la transmission – moi-même je ne me vois pas démissionner. Je suis trop reconnaissant de tout ce que l’école m’a apporté. Pour moi qui suis né dans une famille appartenant aux Gens du voyage, c’est-à-dire dans un milieu où pratiquement personne ne va à l’école après 16 ans, je mesure tout ce que les études m’ont apporté. L’école m’a tout simplement exfiltré d’une vie que j’aurais trouvé malheureuse. Elle m’a permis de devenir professeur et réalisateur. Quelle tristesse alors de voir, de l’intérieur même, cette école s’effondrer sur elle-même. La méritocratie apparaît désormais à tous comme un mensonge alors que l’école de la république devrait être la promesse d’une promotion sociale pour les classes moyennes et populaires. Les transfuges sont aujourd’hui de moins en moins nombreux mais on continue de se servir de leur parcours pour faire croire que l’ascenseur social est en marche.
Le tableau a l’air particulièrement sombre mais il y a aussi des moments merveilleux et ce sont pour ces moments – un élève qui saisit l’ironie d’un texte, un élève qui récite un poème écrit il y a plusieurs siècles, la joie d’une classe qu’on emmène en sortie au musée ou au théâtre – que l’on reste.

Le spectateur a le sentiment d’assister à un engrenage qui fonce vers la tragédie. Souhaitez-vous que votre film fasse office de sonnette d’alarme ?
Mon film est un cri. Et s’il y a cri, c’est qu’il y a espoir. Car un cri est fait pour être entendu. La société, pour être société, a plus que jamais besoin que se fasse cette transmission entre les professeurs et les élèves. Pour faire société, il faut un socle commun. On a besoin aujourd’hui de se rassembler autour de valeurs humanistes, celles qu’on apprend précisément à l’école. Ce sont ces valeurs qui nous permettront de déconstruire tous les discours de haine qui traversent la société et qui tentent de nous monter les uns contre les autres.

Julien est idéaliste, plein de bonne volonté mais n’est pas toujours irréprochable. Vous avez choisi de le complexifier, de ne pas en faire juste un héros. Sa collègue avec qui il a noué une complicité, sans lui dire qu’il est en couple avec un homme, lui reproche de vouloir plaire à tout le monde. Une autre scène le montre être injuste avec son compagnon...
Il faut toujours être à la recherche de la complexité. Mon personnage a des failles, des faiblesses. On sent que pour son compagnon et lui l’homosexualité n’a pas été un chemin facile. Elle a été une question dans leur parcours. Je ne pense pas en revanche qu’il ait voulu faire souffrir sa collègue. Il a là aussi été pris dans un engrenage qui l’a dépassé... Pour moi, Julien veut être mémorable. Il veut jouer un rôle dans le destin de ses élèves. Il veut être ce professeur qui change une vie comme celui qui a changé la sienne. C’est d’un orgueil fou mais c’est aussi avoir de l’ambition pour ses élèves. Quand j’ai commencé à rêver ce film, je me suis mis à penser à tous les professeurs qui avaient été importants pour moi, à ceux qui m’avaient passé le flambeau, à me demander si j’avais été à la hauteur de leur enseignement...

Quels ont été vos choix de mise en scène pour représenter l’univers du collège ?
Très vite, je me suis dit que le film devait épouser la forme du thriller – un thriller qui ne cesse de se tendre jusqu’à l’implosion finale. Si je ne voulais pas coller aux événements tels qu’ils s’étaient déroulés dans la réalité, je voulais coller aux émotions qui m’avaient traversé. La menace devait gronder, autour de Julien, et en Julien. Chaque pas dans un couloir du collège, chaque regard posé sur un élève, chaque doigt levé, devaient devenir l’enjeu d’un dérapage, d’une violence. Des gestes autrefois anodins, saluer quelqu’un, entrer dans une école, marcher vers le métro, devaient devenir l’enjeu d’une tension. Il fallait filmer les élèves, la salle de classe, la cour de récré, les couloirs, comme autant de lieux de combats. Concernant l’image du film, je voulais qu’on travaille autour des fausses teintes – ces changements de lumière à l’intérieur même du plan qui introduisent une étrangeté. Parce qu’une salle de classe laisse entrer par ses fenêtres ces flots de lumière qui peuvent se tarir soudain au gré d’un nuage, j’avais envie de radicaliser ce procédé, comme si le temps devenait fou, et qu’il portait les émotions des personnages. Je voulais faire vivre le plan en y installant une lumière mouvante et de nombreux personnages. L’idée était de multiplier à l’intérieur même du cadre le nombre de regards qui ne s’accordent pas. En d’autres termes : ça devait toujours se bousculer dans le plan.

Pour la musique, vous avez fait appel à Jean-Benoît Dunckel, cofondateur du duo Air. Quelles intentions lui avez-vous données ? Et comment avez-vous utilisé l’extrait des Quatre Saisons de Vivaldi ?
Jean-Benoît Dunckel est intervenu sur le film après une première version de montage dans laquelle des morceaux préexistants avaient été intégrés comme des références. C’est la première fois que je travaillais avec lui. J’ai immédiatement eu une confiance absolue en sa sensibilité parce que lui aussi avait été professeur avant de connaître le succès avec Air. Je voulais que Jean-Benoît se laisse porter par le film et me propose sa vision. Je lui ai tout de même parlé de mon désir d’électronique et de gui- tares shoegaze, ces guitares aériennes, cristallines, écorchées, que l’on retrouve chez Slowdive ou My bloody Valentine. Cette dimension à la fois électronique et acoustique, les résonances que nous laissions déborder en fin de séquence, accompagnent la trajectoire du personnage principal. Parfois lyriques, parfois tendus, les thèmes composés par Jean-Benoît ont permis au film de se révéler à lui-même. Quant au Vivaldi, il était au départ pensé comme une musique intradiégétique : c’est la sonnerie qui découpe la journée en heures dans ce collège. Mais le morceau résonne tellement avec le récit et ses péripéties qu’il revêt une valeur extradiégétique. Il marque quelque chose comme un fatum. C’est évident dans la première séquence du film : ça sonne avant que Julien n’ait pu s’expliquer. C’est trop tard. La tragédie est lancée.

Entretien extrait du dossier de presse du film © Ad Vitam