"Pour moi "Augustine" parle de la condition des femmes, et du regard que les hommes portent sur les femmes"
Zéro de conduite : Comment êtes « tombée » sur cette histoire ?
Alice Winocour : À l’origine il y a un livre de Stefan Zweig, La Guérison par l’esprit, qui évoquait les travaux de Charcot sur l’hystérie. Il m’a fait découvrir cet incroyable endroit qu’était la Salpêtrière à l’époque : plus de trois mille femmes enfermées pour un mal encore mal connu, caractérisé par des crises assez violentes, à la connotation très sexuelle. Ces femmes étaient scrutées jour et nuit par les médecins, comme des rats de laboratoires, régulièrement prises en photo ; elles étaient mêmes exhibées à la bonne société parisienne de l’époque, lors de séances publiques d’hypnose où l’on provoquait leurs symptômes.
Cette atmosphère trouble m’a fascinée, et j’ai commencé à m’intéresser à Charcot et à ses travaux sur l’hystérie. Il existe un grand nombre de livres sur cette période, mais aussi et surtout des tonnes d’archives : toutes les photographies, les rapports médicaux des patientes, etc., ont été conservés à la Salpêtrière. En compulsant ces archives, je suis tombée sur l’histoire de la vraie Augustine, qui fut la patiente « favorite » de Charcot. Elle s’est enfuie de la Salpêtrière déguisée en homme, et on a totalement perdu sa trace.
On ne sait pas grand chose de la vraie Augustine : le film mélange subtilement le réel et la fiction…
J’ai voulu combler le vide de ces rapports médicaux, à la fois extrêmement précis (on sait les médicaments qu’on lui administrait, minute par minute, on a le rapport de tous ses cauchemars, les mots précis qu’elle a prononcés lors des séances) et lacunaires sur l’essentiel : il n’y a aucun document qui raconte ce qu’étaient les rapports des médecins avec les malades. On ne sait rien du rapport entre Charcot et Augustine, cette patiente qu’il a côtoyée quotidiennement pendant des années. Je me suis demandée ce qui avait pu se passer entre eux, de l’entrée d’Augustine à la Salpêtrière jusqu’à son évasion.
Le film baigne dans une ambiance très particulière, proche du fantastique.
Ma peur était de faire un film de reconstitution historique, je ne voulais pas d’un « docu-fiction » sur Charcot. Je me suis beaucoup nourrie de films d’horreur, j’ai été également très influencée par le romantisme noir, le gothique anglo-saxon, les peintres pré-raphaélites. Je ne pouvais pas retranscrire tel quel cet univers très violent, cette réalité souvent sordide : il fallait aller vers la fiction, le cinéma fantastique, m’inspirer du travail de cinéastes comme David Cronenberg ou David Lynch.
Vous pensez que cette histoire peut toucher le spectateur aujourd’hui ?
Pour moi Augustine parle de la condition des femmes, et du regard que les hommes portent sur les femmes. Elles sont traitées comme des rats de laboratoire, ou comme des objets de désir, mais jamais vraiment comme des êtres à part entière. Il me semble que ce questionnement fait écho au monde d’aujourd’hui : la peur et le désir que les femmes inspirent aux hommes, cela existe encore, et cela existera sans doute toujours. Augustine est finalement assez intemporel, c’est une fable sur le désir… L’autre idée qui me tenait à cœur c’est celle de révolte : ces femmes étaient issues pour la quasi-totalité des classes populaires, elles étaient bonnes, prostituées, elles n’avaient pas d’éducation ; la majorité d’entre elles avaient été victimes de violences sexuelles (c’est le cas d’Augustine, dont on sait qu’elle a été violée très jeune par son employeur). Ces femmes étaient obligées de taire leurs souffrances mais aussi leur désir, tout ce qui touchait à la sexualité étant tabou. Les crises d’hystérie étaient leur seul exutoire. C’était le moyen d’exister, et surtout d’attirer le regard. Cette idée de révolte du corps (qui exprime ce que la parole ne peut pas exprimer) est très contemporaine. Aujourd’hui elle se manifeste sous d’autres formes, comme l’automutilation, la spasmophilie, l’anorexie surtout. Les maladies évoluent avec la société : à l’époque cette révolte prenait une dimension très sexuelle, parce que le désir était tabou, aujourd’hui elle s’exprime par les désordres de l’alimentation (anorexie/boulimie), parce que l’on est bombardé d’images de corps parfaits.
C’est pour cela que vous avez pris le parti d’insérer dans la narration des séquences montrant le témoignage de patientes d’aujourd’hui ?
À travers ces témoignages de vraies patientes (mais aussi le choix des figurantes de l’hôpital), j’ai cherché l’authenticité : comme la mise en scène tirait le film vers le fantastique, une atmosphère un peu irréelle, j’avais besoin de retrouver une forme de réalisme. Ces séquences étaient aussi une manière de redonner la parole à ces femmes, cette parole qu’on leur refusait à l’époque : je ne voulais pas qu’elles constituent un simple décor dans l’hôpital, un arrière-plan à la relation entre Charcot et Augustine. Mais j’ai eu des exigences avec ces non-professionnelles : je leur ai fait passer des castings pour les choisir, ensuite nous avons répété, refait les prises jusqu’à ce que je sois satisfaite, etc.
Le film est marqué par l’évolution — spectaculaire — des symptômes d’Augustine, jusqu’à leur disparition finale…
Le film raconte une histoire d’amour, même si cette histoire d’amour est étrange : Augustine est amoureuse de Charcot, elle veut attirer son regard. Elle comprend que ce sont ses symptômes qui la rendent intéressante aux yeux du médecin, et cela la pousse à une forme de surenchère. Cette séduction marche si bien qu’Augustine finira par prendre le pouvoir sur Charcot. Lacan dit que l’hystérique est « une esclave qui cherche un maître sur qui régner », et cela résume parfaitement le film. Au début leur relation est profondément déséquilibrée : la jeune fille et l’homme mûr, la fille du peuple et le grand bourgeois, l’illettrée et le grand scientifique. Mais cette domination va complètement se renverser : tandis qu’elle se libère (de son mal, de son attirance pour Charcot, de l’hôpital), lui reste englué dans son monde… et passe à côté de la découverte de l’inconscient.
Vous auriez pu noircir le tableau, faire de Charcot un personnage négatif. Mais il reste au contraire profondément humain.
Charcot reste un grand scientifique, qui a beaucoup apporté à la médecine. Je pense personnellement qu’il a honnêtement cherché à comprendre l’hystérie, avec les armes qui étaient celles d’un scientifique de son temps. Ce qui me choque, c’est le regard d’entomologiste posé sur ces femmes, et cette volonté de contrôler leur sexualité : mais c’est un trait de l’époque, dont Charcot est un représentant…
Dans le film dès le départ il est habité par le doute.
Il est surtout agité par une forte attirance pour cette malade, dès leur première rencontre (et la première crise d’Augustine). J’ai choisi Vincent Lindon pour son côté physique, presque animal : il était intéressant de contrarier cette animalité, en le faisant jouer de manière très rigide, en l’emprisonnant dans son costume. Dans la vraie histoire de la Salpêtrière, il y a eu beaucoup de débordements : comme elles étaient en permanence dans la provocation sexuelle, de nombreuses filles ont eu des rapports (consentis ou forcés) avec les médecins ou les infirmiers, certaines sont tombées enceintes, etc. Mais je voulais que cette dimension sexuelle reste métaphorique : il y a plus de tension dans les scènes d’auscultation que dans leur —bref— rapport de la fin.
Vous avez choisi de donner un rôle important à la femme de Charcot (interprétée par Chiara Mastroianni). Pourquoi ?
Je voulais à tout prix que la femme de Charcot soit intelligente et belle. Je ne voulais pas que l’on puisse s’imaginer que c’est parce que sa femme ne lui plaît plus que Charcot est attiré par Augustine. Il était aussi important de montrer la condition des femmes bourgeoises de l’époque, qui souffraient également d’une forme d’emprisonnement, même s’il était beaucoup plus doux que celui des femmes de la Salpêtrière. On le voit très bien dans la scène avec le corset, qui comprime son corps de manière presque sadique. Ce qui attire Charcot chez Augustine, c’est cette animalité qui est réprimée chez les femmes de son milieu.
Comment avez-vous mis en scène les scènes d’hystérie ?
Les vraies crises d’hystérie sont très spectaculaires, le corps devient une sorte de théâtre. Il y a un côté très outré avec les hurlements, le corps qui prend des poses incroyables. Cela correspond en tout point aux récits de possession diabolique, d’ailleurs Charcot a fait des diagnostics à partir de gravures de possédées. Comment montrer cela sans tomber dans le Grand Guignol ? J’ai eu cette idée qu’Augustine était comme étrangère à son propre corps : pendant les crises elle le regarde se détraquer comme si ce n’était plus le sien. Pour rendre ce sentiment nous avons utilisé des effets spéciaux : les membres de l’actrice étaient attachés par des fils invisibles, que l’on actionnait sans la prévenir.