Re-lecture : Le Ruban blanc

Re-lecture : Le Ruban blanc

Le film de Michael Haneke, Palme d'or et Prix de l'Education Nationale, sort dans les salles françaises. Nous avions chroniqué le film au moment du Festival :

Le Ruban blanc : le Village des damnés Pour compléter cette approche (voir aussi les dossiers pédagogiques français et allemand). Voici une "re-lecture philosophique" du même film

A la veille de la première guerre mondiale, un petit village protestant du nord de l'Allemagne. Une autorité traditionnelle, le baron, qui règne sur un peuple de paysans labourant ses terres, et fait office de garant de l'ordre social autant que d'employeur ; quelques notables, le pasteur qui règne sur les âmes, le médecin qui soigne les corps, et l'instituteur – dont on n'assiste jamais à la classe (qui est, devenu vieux, le narrateur invisible de l'histoire). C'est là tout le décor du Ruban blanc, le nouveau film de Michael Haneke, une parfaite illustration de ce que le sociologue Ferdinand Tönnies appelait, par opposition à la Gesellschaft (société) individualiste et fondée sur l'intérêt bien compris de ses membres, une Gemeinschaft (communauté), type de groupement caractérisé par la primauté du groupe sur l'individu et le caractère quasi organique du lien social, soudé autour de valeurs traditionnelles et gouverné par un hobereau (dernier reliquat d'un ordre féodal ancestral où les fonctions économiques, sociales et politiques sont confondues dans la personne du seigneur). C’est cet ordre traditionnel, rythmé seulement par les saisons et le travail de la terre, qui va être troublé par d'étranges actes de malveillance, dont le premier est le piège tendu au cheval du médecin, au cours de l'été 1913. En toile de fond, on assiste également à quelques morceaux choisis de l'éducation rigoureuse que le pasteur dispense à ses enfants; coups de fouet en guise de punition pour être rentrés trop tard, ligotage nocturne du fils adolescent pour prévenir toute atteinte à la chasteté. Cette morale de la pureté – symbolisée par le ruban blanc que les enfants doivent porter jusqu'à ce qu'ils se soient amendés – a vocation à inscrire sa loi dans les corps : on ne peut s'empêcher de songer à la critique classique de la morale kantienne par Schopenhauer : la crainte de la torture et du châtiment est l'envers du devoir, et le ressort de son intériorisation. De fait, tout est là ; on devine peu à peu, sans que jamais la vérité éclate au grand jour, que les auteurs de ces agressions qui troublent la paix de la petite communauté ne sont autres que les enfants du pasteur, menés par sa fille aînée. Si le père incarne la loi sur le mode d'une instance extérieure et transcendante, maniant la rétribution et le châtiment, les enfants l'ont intériorisée au point de s'en faire les interprètes, et d'en rendre eux-mêmes, en un tribunal secret, les sentences. On peut renvoyer aux analyses d’Hannah Arendt sur « l’impératif catégorique dans le 3e Reich » formulé par Hans Frank (gouverneur nazi de la Pologne) : « agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait ». Il n'y a rien là, en apparence, de commun avec la morale kantienne ; rien, sinon « l’idée que l’homme doit faire plus qu’obéir à la loi, qu’il doit aller au-delà des impératifs de l’obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi, la source de toute loi » ; en effet, continue Arendt, « il existe une notion étrange, fort répandue en Allemagne, selon laquelle "respecter la loi" signifie non seulement "obéir à la loi" mais aussi  "agir comme si l’on était le législateur de la loi à laquelle on obéit". D’où la conviction que chaque homme doit faire plus que son devoir » (Eichmann à Jerusalem, Paris, Gallimard, 1966). Si, comme le dit Haneke, Le Ruban blanc est une méditation sur le danger essentiel qui consiste à faire d’un principe un absolu, sans distance ni, surtout, médiation, et non pas seulement sur les conditions de possibilité du fascisme – ces enfants de 1914 seront adultes dans l’entre-deux-guerres -, il y a néanmoins là une tentative d’apporter un élément de réponse à ce qui reste un défi pour l’entendement – ou pour la « raison pratique » -: comment comprendre, comme le dit encore Arendt, « que la Solution Définitive ait été appliquée avec un tel souci de perfection » ?

Notions : le Devoir, la Justice, l'Inconscient. 

[Le Ruban blanc de Michael Haneke. 2009. Durée : 2 h 24. Distribution : Les Films du Losange. Sortie le 21 octobre 2009]

D'autres films de Michael Haneke sur Zérodeconduite.net — Funny Games USA

D'autres "Re-lectures philo" : — Les trois singes de Nuri Bilge Ceylan — Valse avec Bachir d'Ari Folman — Soyez sympa, rembobinez de Michel Gondry

Le film de Michael Haneke, Palme d'or et Prix de l'Education Nationale, sort dans les salles françaises. Nous avions chroniqué le film au moment du Festival :

Le Ruban blanc : le Village des damnés Pour compléter cette approche (voir aussi les dossiers pédagogiques français et allemand). Voici une "re-lecture philosophique" du même film

A la veille de la première guerre mondiale, un petit village protestant du nord de l'Allemagne. Une autorité traditionnelle, le baron, qui règne sur un peuple de paysans labourant ses terres, et fait office de garant de l'ordre social autant que d'employeur ; quelques notables, le pasteur qui règne sur les âmes, le médecin qui soigne les corps, et l'instituteur – dont on n'assiste jamais à la classe (qui est, devenu vieux, le narrateur invisible de l'histoire). C'est là tout le décor du Ruban blanc, le nouveau film de Michael Haneke, une parfaite illustration de ce que le sociologue Ferdinand Tönnies appelait, par opposition à la Gesellschaft (société) individualiste et fondée sur l'intérêt bien compris de ses membres, une Gemeinschaft (communauté), type de groupement caractérisé par la primauté du groupe sur l'individu et le caractère quasi organique du lien social, soudé autour de valeurs traditionnelles et gouverné par un hobereau (dernier reliquat d'un ordre féodal ancestral où les fonctions économiques, sociales et politiques sont confondues dans la personne du seigneur). C’est cet ordre traditionnel, rythmé seulement par les saisons et le travail de la terre, qui va être troublé par d'étranges actes de malveillance, dont le premier est le piège tendu au cheval du médecin, au cours de l'été 1913. En toile de fond, on assiste également à quelques morceaux choisis de l'éducation rigoureuse que le pasteur dispense à ses enfants; coups de fouet en guise de punition pour être rentrés trop tard, ligotage nocturne du fils adolescent pour prévenir toute atteinte à la chasteté. Cette morale de la pureté – symbolisée par le ruban blanc que les enfants doivent porter jusqu'à ce qu'ils se soient amendés – a vocation à inscrire sa loi dans les corps : on ne peut s'empêcher de songer à la critique classique de la morale kantienne par Schopenhauer : la crainte de la torture et du châtiment est l'envers du devoir, et le ressort de son intériorisation. De fait, tout est là ; on devine peu à peu, sans que jamais la vérité éclate au grand jour, que les auteurs de ces agressions qui troublent la paix de la petite communauté ne sont autres que les enfants du pasteur, menés par sa fille aînée. Si le père incarne la loi sur le mode d'une instance extérieure et transcendante, maniant la rétribution et le châtiment, les enfants l'ont intériorisée au point de s'en faire les interprètes, et d'en rendre eux-mêmes, en un tribunal secret, les sentences. On peut renvoyer aux analyses d’Hannah Arendt sur « l’impératif catégorique dans le 3e Reich » formulé par Hans Frank (gouverneur nazi de la Pologne) : « agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait ». Il n'y a rien là, en apparence, de commun avec la morale kantienne ; rien, sinon « l’idée que l’homme doit faire plus qu’obéir à la loi, qu’il doit aller au-delà des impératifs de l’obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi, la source de toute loi » ; en effet, continue Arendt, « il existe une notion étrange, fort répandue en Allemagne, selon laquelle "respecter la loi" signifie non seulement "obéir à la loi" mais aussi  "agir comme si l’on était le législateur de la loi à laquelle on obéit". D’où la conviction que chaque homme doit faire plus que son devoir » (Eichmann à Jerusalem, Paris, Gallimard, 1966). Si, comme le dit Haneke, Le Ruban blanc est une méditation sur le danger essentiel qui consiste à faire d’un principe un absolu, sans distance ni, surtout, médiation, et non pas seulement sur les conditions de possibilité du fascisme – ces enfants de 1914 seront adultes dans l’entre-deux-guerres -, il y a néanmoins là une tentative d’apporter un élément de réponse à ce qui reste un défi pour l’entendement – ou pour la « raison pratique » -: comment comprendre, comme le dit encore Arendt, « que la Solution Définitive ait été appliquée avec un tel souci de perfection » ?

Notions : le Devoir, la Justice, l'Inconscient. 

[Le Ruban blanc de Michael Haneke. 2009. Durée : 2 h 24. Distribution : Les Films du Losange. Sortie le 21 octobre 2009]

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