Re-lecture : Valse avec Bachir
> Voir notre critique au moment du Festival de Cannes :Valse avec Bachir : tu n'as rien vu à Chatila
Si ce film obéit à l’injonction philosophique "connais toi toi-même", celle-ci s’impose au narrateur, Ari, par accident. L’événement qui éveille ce besoin d’un retour sur soi et sur son passé est sa discussion nocturne avec un ami, obsédé par un cauchemar récurrent, dans lequel il est pourchassé par une meute de chiens féroces. 26 précisément, soit le nombre de chiens qu’il a dû exécuter dans un village pendant la guerre et qui incarnent la face effrayante de sa mauvaise conscience. Le film présente la psychanalyse comme outil désormais courant de l’analyse de soi, intégrée dans ses principes herméneutiques et acceptée pour ses vertus thérapeutiques. Le recours à la psychanalyse n’est pas ici, comme souvent au cinéma, une distraction aux accents comiques, mais répond au besoin douloureux de comprendre les manifestations d’un désordre psychique, qu’il prenne la forme du cauchemar récurrent ou de l’amnésie. Ari prend en effet conscience, à l’occasion de cette discussion nocturne, de l’absence quasi totale de souvenirs personnels de la guerre du Liban, et en particulier du massacre de Sabra et Chatila. Cette lacune devient le point de départ d’une enquête sur sa propre histoire, et sur ce que cet oubli significatif essaie de dissimuler. L’interview d’une psychiatre rappelle l’importance de l’amnésie post-traumatique chez les survivants, réaction de défense psychique mais aussi amputation d’une partie de leur passé et de leur identité.Le film se construit dès lors comme la lente reconstitution par le narrateur de son histoire, par collages, recoupements et superpositions, à partir de récits de soldats engagés dans le conflit. La psychanalyse et l’enquête historique s’entremêlent. Il s’agit, suivant la démarche personnelle du narrateur, d’interroger un tabou de l’histoire des Israéliens, le refoulement collectif d’une mauvaise conscience et les diverses formes qu’il peut prendre.Cette plongée dans les méandres d’une mémoire nous conduit progressivement au-delà du souvenir écran, recréé par Ari, celui où il sort progressivement de la mer, nu mais armé. Le psychanalyste rappelle à Ari le pouvoir dynamique de la mémoire, sa capacité à "remplir les trous avec des choses qui ne sont jamais arrivées", en faisant référence à une expérience significative où, sur la base d’une photo trafiquée qu’on leur présentait de leur soi-disant passé, des individus reconstituaient avec conviction le souvenir d’une scène qu’ils n’avaient en réalité jamais vécue. Ce à quoi Ari doit accepter d’être confronté, c’est la réalité de son engagement dans un conflit d’une violence absurde, c’est le rappel de la barbarie à laquelle il a pris part et de l’inhumanité des êtres humains dans ces situations, où, selon l’expression de Freud dans Malaise dans la civilisation, l’homme tombe le masque et montre sa face bestiale, libère la pulsion de mort (thanatos). Le film progresse comme une analyse jusqu’à la scène traumatique, celle du massacre de Sabra et Chatila. La réactivation de la mémoire est aussi celle de la culpabilité d’une génération dont les parents furent les victimes des nazis. Les soldats israéliens ne sont-ils pas à leur tour du côté des bourreaux, se demande Ari ? N’est-ce pas ce que dissimule mal ce tabou de l’histoire d’Israël ?Dans son enquête, Ari dresse une typologie du déni. Il rappelle en particulier l’histoire d’un photographe qui ne supportait ces scènes d’horreur qu’à travers son viseur et ne fut plus capable de tolérer ces visions apocalyptiques lorsque son appareil fut endommagé. Freud, dans ses "Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort" (in Essais de psychanalyse) avait souligné cette tendance générale de l’être humain à considérer la mort comme un spectacle : "Nous avons manifesté à l’évidence une tendance à mettre la mort de côté, à l’éliminer de la vie. Nous avons essayé de la passer sous silence (…). C’est que notre propre mort ne nous est pas représentable et aussi souvent que nous tentons de nous la représenter nous pouvons remarquer qu’en réalité nous continuons à être là en tant que spectateur."C’est cet écueil du spectacle que Ari Folman réussit magistralement à dépasser dans les derniers plans de Valse avec Bachir, en forçant le spectateur à sortir de ce confort qu’apporte l’animation par une certaine déréalisation. Les dernières images, rappelant la réalité violente et insoutenable du massacre à travers les cris des mères éplorées, confrontent le spectateur à ce qu’il ne veut jamais voir autrement que comme un spectacle à distance.
Pour aller plus loin :— Le site officiel du film— Les extraits du film sur Curiosphere.tv— L'Histoire du Liban par l'émission "Le Dessous des cartes" : 1ère partie / 2ème partie
[Valse avec Bachir d'Ari Folman. Durée : 1 h 27. Distribution : Le Pacte. Sortie le 25 juin 2008]