Les Sorcières d'Akelarre

"Si les femmes ont été accusées de sorcellerie, c’est parce qu’elles étaient vues comme inférieures aux hommes."

Entretien
de Pablo Agüero
92 minutes 2021

Le film se passe en 1609. Lorsque l’on parle de "chasse aux sorcières", quelle période cela couvre-t-il ? Pourquoi les chasses aux sorcières sont-elles associées au Moyen-Âge dans l’imaginaire collectif ?

La sorcière est en effet associée au Moyen-Âge dans l’imaginaire collectif alors que la flambée des bûchers en Europe date plutôt de l’époque moderne, entre 1550 et 1650. Le Moyen-Âge a vu naître les premiers procès et la trame de la démonologie, c’est-à-dire de la science qui étudie le démon et ses méfaits sur la terre. Fruit d’une agitation de l’esprit des élites contre le crime de sorcellerie, la chasse aux sorcières a trouvé assez de résonances au niveau du peuple pour que des procès soient initiés dès le Moyen-Âge.

Pourquoi s’est-elle accrue à l’époque moderne ?

Cette question reste encore ouverte mais plusieurs facteurs entrent en compte : l’introduction de nouveaux mondes avec la découverte de nouveaux continents, la déstabilisation de l’ordre social, le changement d’époque… Le savoir masculin et médical est alors valorisé par la création d’universités, face à un savoir plus traditionnel et en partie féminin. Toutes ces mutations de la société font que les élites et le peuple sont plus enclins à poursuivre le crime de sorcellerie à la Renaissance et à l’époque moderne.

Quels pays ont-ils mené des chasses aux sorcières en Europe ?

Des chasses aux sorcières ont été menées un peu partout, avec plus ou moins d’intensité. Il faut déjà distinguer les pays où l’Inquisition est opérante des autres. Ce sont des pays où la papauté a instauré des tribunaux et donc des inquisiteurs, ce qui n’a pas été le cas de tous les royaumes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les pays d’Inquisition ont connu moins de procès de sorcellerie que les autres. En effet, les inquisiteurs s’intéressaient surtout à l’hérésie, ce qui recouvrait des notions plus savantes que la sorcellerie, assimilée pour eux aux histoires de "bonnes femmes", avec remèdes, superstitions, mauvaises croyances… Pour eux, les "sorcières" étaient moins dangereuses que la vraie sorcellerie savante, démoniaque. La sorcellerie est majoritairement séculière. Beaucoup de procès se sont tenus dans les pays germaniques. Les persécutions sont nées dans l’arc alpin au nord de l’Italie et elles se sont disséminées en Suisse puis le long du Rhin pour toucher tous les pays d’Europe jusqu’à la Russie et la Scandinavie. Cela s’est ensuite exporté dans le nouveau monde avec par exemple les sorcières de Salem en Amérique du Nord, mais aussi de nombreux procès en Amérique Latine et dans les colonies espagnoles et portugaises.

Le prêtre parle de la langue basque comme « langue du diable ». Les accusations de sorcellerie ont-elles été le moyen pour le pouvoir central de mettre au pas les régions périphériques ou plus rebelles ?

Oui, prendre le contrôle des populations permet d’imposer sa loi à des pays de frontières, dans les marges des royaumes. Le Pays basque est un territoire, comme on le voit très bien dans le film, où les femmes occupent à l’époque une place assez particulière. Elles sont plus libres que leurs consœurs européennes. Comme les hommes sont des marins qui partent pendant des mois, elles sont livrées à elles-mêmes et s’autogèrent. Il existe même une tradition de "mariage à l’essai". Ces mœurs peuvent expliquer dans le film la réaction de ces jeunes filles qui décident de se jouer de leurs accusateurs. Elles sont combatives et ne se posent pas en victimes..

Le Sabbat est l’objet d’une véritable obsession. Comment ce rituel a-t-il été associé aux sorcières et quelle est son origine ?

Le Sabbat est l’amalgame de nombreuses fêtes païennes. Les élites, les penseurs et théoriciens de la chasse aux sorcières et les démonologues ont fantasmé sur beaucoup de points et notamment sur la sexualité. Dans le film, le Sabbat a cet aspect charnel et sexuel très important qui est très bien retranscrit. Habituellement, l’acte sexuel qui se déroule pendant le Sabbat avec le démon est présenté comme étant très douloureux. Or, au Pays basque, il est décrit comme dans ce que l’on voit dans le film : comme une source de plaisir charnel. Cela fait écho à cette liberté des femmes.

Justement, le film insiste sur la dimension sexuelle de la répression des prétendues sorcières. Y a-t-il eu également des accusations de sorcellerie contre des hommes ? La vague des procès en sorcellerie est-elle liée à une évolution des mœurs ou de la morale sexuelle ?

Nous avons pu quantifier grâce à nos recherches qu’il y aurait eu à peu près 20 à 25% d’hommes accusés de sorcellerie, avec des contrastes régionaux. En Normandie, cela monte jusqu’à 80%. Jusqu’en 1525-1530, les sorcières sont représentées dans les gravures de Hans Baldung Grien ou de Albrecht Dürer comme des êtres très sexuels qui vont corrompre et attirer les hommes. Cela change vers la fin du XVIe siècle. Au XVIIe siècle, l’image de la sorcière est associée à une vieille femme qui n’est plus en âge d’avoir des relations sexuelles puisque ces dernières sont censées ne servir qu’à la procréation. Les femmes ménopausées ne doivent donc plus avoir d’appétit sexuel : cela serait vu comme dangereux. L’image que nous avons aujourd’hui, véhiculée par les contes, d’une sorcière âgée, avec une verrue sur le nez, poilue… vient de cette époque. La sexualité joue un rôle important.

Qui étaient les juges chargés de mener ces enquêtes et les procès ? Comment s’articulaient pouvoir politique et pouvoir religieux ?

Plusieurs types de procès ont lieu à l’époque : les procès de l’Inquisition, religieux, et les procès séculiers, pendant lesquels les autorités qui jugent habituellement les homicides sont saisies. Il y a aussi des procès menés directement par les évêques, surtout au Pays basque. L’évêque y est souvent à la fois le Prince (la plus haute autorité judiciaire) et l’autorité religieuse. Au Pays basque, il y a eu des centaines de procès : 410 cas répertoriés par l’Inquisition, des centaines de cas séculiers, des procès directement gérés par l’évêque avec son double rôle d’autorité judiciaire et religieuse… Certains accusés étaient poursuivis par plusieurs justices et les juges pouvaient avoir plusieurs compétences en fonction de la juridiction saisie. Ils se faisaient même concurrence parfois, se disputant les accusées. Le juge Pierre de Lancre, par exemple, était aussi conseiller au parlement de Bordeaux pour le Pays basque français. Il a écrit Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons à partir de la campagne de procès de 1609 et 1610 et il l’a publié en 1610. Il a été témoin, juge et conseiller et a cheminé dans la région.

On reproche aux jeunes filles de se promener, de se réunir dans les bois. Pour quelles raisons certaines femmes étaient ciblées plus que d’autres ?

Souvent, les femmes étaient dénoncées. Cela pouvait par exemple venir d’une rivalité avec un voisin. Certaines femmes étaient accusées parce qu’elles avaient la réputation d’être des guérisseuses ou des empoisonneuses. Les personnes qui avaient un savoir de guérison avaient aussi un pouvoir sur la communauté. Il faut savoir qu’à l’époque il n’y a pas de médecins mais des chirurgiens qui opèrent surtout en ville pour les armées. Dans les campagnes, les populations se soignent en utilisant le savoir traditionnel des plantes et des principes actifs. Ce savoir traditionnel est en partie détenu par les femmes. Cependant, toutes les guérisseuses n’ont pas été accusées de sorcellerie et toutes les guérisseuses n’étaient pas des femmes. Il ne faut pas généraliser. Mais si les femmes ont été accusées de sorcellerie, et cela a été théorisé dès le Malleus Maleficarum au XVe siècle, c’est parce qu’elles étaient vues comme inférieures aux hommes. Elles étaient perçues comme pleines de vices, cédant plus facilement au démon.

Les femmes vivant dans un contexte rural étaient-elles plus souvent inquiétées ?

La sorcellerie est souvent perçue comme rurale par définition, pourtant la sorcellerie urbaine existe. Les accusations ne se portent alors plus sur des vaches mortes ou des récoltes gâtées mais plutôt sur des empoisonnements liés à des filtres d’amour ou sur des questions plus sexuelles. Dans le contexte rural, les relations entre villageois étaient une composante essentielle des procès de sorcellerie.

Les jeunes femmes évoquent la possible colère des marins de leur village. Y a-t-il eu des résistances collectives contre les procès en sorcellerie ?

Il y eut dans toutes les régions des résistances ponctuelles, parfois plus ou moins organisées, mais plutôt en amont. Dans certaines régions par exemple, il n’y eut pas de dénonciation. Il arrivait parfois que des accusés bénéficient de soutiens politiques, que le maire ou des notables viennent témoigner en leur faveur. Il y eut également des évasions mais aussi, a contrario, des lynchages. Certains villageois ont pourchassé et tué en dehors du cadre juridique des prétendues sorcières parce qu’ils voulaient que la "justice" aille plus vite.

Comment la vague des procès en sorcellerie a-t-elle reflué avant de s’éteindre ?

Au Pays Basque, le juge Salazar a mis fin à la vague de répression de sorcellerie. Il a mis en lumière le fait que les procès ne se basaient que sur des rumeurs, sans preuves. D’ailleurs la scène du film durant laquelle toutes les pages de procès s’envolent peuvent faire penser à lui : il a écrit plus de 12 000 pages de manuscrit sur les 1 800 cas qu’il a supervisés. Il s’est presque noyé dans ses archives. Dans le contexte mondial, la sorcellerie a commencé à s’éteindre quand les dénonciations ont abouti à une criminalisation tellement importante que la justice ne pouvait plus faire face. Le coût de ces procès devenait exorbitant pour la collectivité. Tout au long du XVIIe siècle, un esprit rationnel a peu à peu chassé le diable des croyances et un esprit plus scientifique a émergé. En France, Louis XIV a mis un terme à la chasse aux sorcières en 1682. Après cela, certains procès ponctuels peuvent avoir eu lieu. Mais la vague de sorcellerie s’est arrêtée définitivement avec les guerres européennes du milieu du XVIIe  siècle. Les autorités ont délaissé cette obsession. Cette flambée épidémique de chasse aux sorcières est retombée, consumée par elle-même.

Maryse Simon est docteure en Histoire, chargée de cours à l’Université de Strasbourg. Elle mène des recherches sur l’histoire de la sorcellerie. Elle est notamment l’autrice de Les Affaires de sorcellerie dans le val de Lièpvre (XVIe – XVIIe siècles) (Société savante d'Alsace, 2006) et de nombreux articles sur le sujet.