Into The abyss©Wild Bunch

Werner Herzog nous emmène à la limite de l'humain.

Critique
de Werner Herzog
105 minutes 2012

Plonger dans l’abîme, Werner Herzog en a sans doute fait sa marque de cinéaste. Son œuvre de fiction porte autant l’intention d’explorer la psyché humaine dans sa violence et sa démesure qu’une volonté personnelle de jouer avec les limites (Aguirre ou Fitzcarraldo en témoignent par leurs conditions de tournage et leur propos filmique, également éprouvants). Mieux encore, son œuvre documentaire a littéralement exploré les abysses et les gouffres (l’océan antarctique dans Rencontres au bout du monde, la grotte Chauvet, la Soufrière de la Guadeloupe). Aussi, lorsqu’il met en exergue de son dernier documentaire, un extrait de Nietzsche portant sur l’abîme, ne fait-il en apparence que tendre un miroir à son désir de filmer : « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quant ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi » (Par-delà bien et mal). Est-ce là un avertissement que le cinéaste s’adresse avant d’aller, comme Truman Capote en son temps, à la rencontre de ceux que la société présente comme des monstres ?

Dès l’amorce, l’intention du documentaire le précise. Herzog ne va pas à la rencontre de monstres, mais d’hommes qui, dans les circonstances malheureuses d’une jeunesse déclassée comme les États-Unis en produit à la pelle, ont commis un crime monstrueux : l’assassinat crapuleux (pour une voiture de luxe) de Sandra Totler, de son fils Adam et de son ami, Jeremy. Les meurtriers, Jason Burkett et Michael Perry, avaient 19 ans au moment des faits et connaissaient leurs victimes.  Werner Herzog rencontre pour la première et dernière fois Michael huit jours avant son exécution. Dans un protocole de mise à distance respectueuse, rompant avec l’effacement neutre du documentariste, il lui déclare d’emblée : « Le destin vous a distribué un très mauvais jeu de cartes, ce qui ne vous exonère pas de vos crimes et ne signifie pas non plus nécessairement que je doive vous apprécier ».  De fait, inconséquent, accusateur, Jason ressemble à un gamin sans conscience morale qui n’appelle pas la compassion. Compassion que le cinéaste réserve explicitement aux familles des victimes, voire au bourreau du couloir de la mort, qui raconte en larmes comment il a dû arrêter son métier, parce qu’il n’en pouvait plus de cette machine à tuer qu’est la justice criminelle au Texas.

C’est donc à cette indéfinissable frontière de l’humain et de l’inhumain que le reportage s’attache, acceptant la mise en scène imposée des coupables par la justice (Michael, Jason, le père de ce dernier apparaissent derrière les vitres et grilles de la prison), autant que les conditions de représentation de soi des victimes (souvent filmées avec des photos de leurs proches). La très grande force du documentaire est que, sans contester l’ordre social qui protège les victimes des coupables, sans étouffer non plus son refus de la peine de mort, il montre respectueusement que la frontière entre l’humain et le monstre passe en chacun. Ou que, sans empathie, on peut éprouver de la tristesse pour celui qui va lui-même subir un sort inhumain : le récit que fait Michael de sa préparation des derniers instants est accompagné d’un contre-champ objectif sur le couloir de la mort et le protocole final, lui-même repris par Fred Allen, ancien capitaine de l’équipe chargée d’attacher les condamnés. Si à aucun moment, Werner Herzog ne prétend rouvrir une enquête déjà close, mais non exempte de zone d’ombres, s’il ne propose en rien un plaidoyer militant contre la peine de mort, il restitue avec sensibilité et une réelle conscience politique les conditions de la fabrique du crime et de sa sanction dans le pays de la liberté et des droits civiques.