"West Side Story" a montré que l’on pouvait raconter une histoire tragique avec la puissance populaire de la comédie musicale"

Entretien
de Steven Spielberg
2021

Pouvez-vous retracer en quelques mots la spécificité du genre américain du musical ?

Lorsque la comédie musicale apparaît aux États-Unis, elle puise certes dans la tradition européenne (l’opérette viennoise ou française…), mais elle s’infuse très vite de swing, de rythmes musicaux noirs, de danse, de claquettes, pour créer une forme totalement nouvelle. Elle est aussi une manière de moderniser l’opéra et de l’acclimater au public américain : on conserve le principe de la dramaturgie propre à l’opéra, mais on y introduit des chansons populaires, on développe tout un art de la chorégraphie avec les claquettes, le charleston… On considère que la toute première comédie musicale « moderne » (au sens où on entend le terme aujourd’hui) est Showboat (1927). Il s’agit d’une œuvre très opératique puisqu’elle raconte l’histoire d’une famille d’artistes entrepreneurs qui remontent le Mississippi. Chaque air musical correspond à un des personnages, il y a des passages tristes et d’autres plus légers… À partir de là, un art typiquement américain va se développer, consistant à raconter les histoires avec du chant et de la danse. Il sera porté par des interprètes qui savent tout faire (jouer, danser, chanter) et d’incroyables compositeurs comme George Gerschwin, Cole Porter, Jerome Kern, Irving Berlin…

Le genre a-t-il tout de suite été « capté » par Hollywood ?

Dès que le cinéma se met à parler, la première idée des producteurs hollywoodiens est d’adapter au cinéma les succès de Broadway. Il est révélateur que le premier film parlant soit… Le Chanteur de jazz (1929), qui met à l’affiche Al Jolson, une vedette de Broadway. Les producteurs promettent alors au public des films « all talking, all singing, all dancing ». Ils attirent à Hollywood de nombreux compositeurs, bien contents de fuir un Broadway alors sous le coup de la Grande Dépression. Mais certains déchantent car quand la formule vient à lasser le public, les producteurs n’hésitent pas à couper les chansons…

Comment qualifier la révolution que constitue West Side Story ?

Pour en prendre la mesure le plus simple est peut-être de citer la productrice elle-même, Cheryl Crawford. Un mois avant le début des répétitions elle s’effraye du caractère profondément novateur de l’œuvre. Elle convoque les auteurs (Bernstein, Sondheim, Laurents, Robbins) pour leur annoncer qu’elle jette l’éponge : « La partition est opératique, il y a quatre ballets. Ca parle d’une bande de teenagers en blue jeans, et les gens lisent suffisamment de choses sur eux dans les journaux pour ne pas avoir envie de payer pour aller voir un spectacle qui en parle. Les acteurs sont inconnus. La fin est tragique. Désolée, les amis, ca ne marchera jamais ! ». Elle changera d’avis mais la pièce a failli ne jamais voir le jour ! La révolution de West Side Story c’est que Leonard Bernstein et Jerome Robbins voulaient créer un véritable opéra américain (comme Gerschwin avait voulu le faire avec Porgy and Bess, mais d’une autre manière) :  raconter une histoire tragique (Romeo et Juliette) en utilisant les codes de la comédie musicale, mais aussi exprimer un maximum de la narration par la danse. West Side Story est un des scripts les plus épurés de Broadway, il faut seulement huit lignes pour que Tony et Maria tombent amoureux… C’est aussi le reflet du caractère profondément collaboratif de l’écriture, entre le dramaturge, le compositeur, le parolier, le chorégraphe et metteur en scène : le prologue devait au départ être chanté, et peu à peu ils sont tombés d’accord pour enlever toutes les paroles, et arriver au prologue dansé que l’on connait. West Side Story est une œuvre très « sèche » finalement, il n’y a pas ou très peu de fioritures : toutes les chansons, toutes les danses ont leur justification dramatique…

Quelle est la postérité de l’œuvre ?

West Side Story a montré que l’on pouvait raconter une histoire tragique avec la puissance populaire de la comédie musicale. Sans West Side Story, il n’y aurait sans doute pas eu d’œuvres plus « adultes » comme Cabaret ou Sweeney Todd

Quel a été le rôle du film de Robert Wise et Jerome Robbins (1961) dans la postérité de l’œuvre ?

La comédie musicale est restée un an et demi à l’affiche de Broadway : c’est très honorable mais bien loin des succès du genre, comme Oklahoma!, qui pouvaient tenir l’affiche cinq ou six ans de suite. L’actrice Carole Lawrence (qui jouait Maria) raconte qu’elle eut un moment de doute le soir de la première : le baisser de rideau s’était accompagné d’un silence de mort, c’est seulement quelques instants après que l’ovation commença. Les spectateurs étaient sous le choc de la mort de Tony. West Side Story n’a pas triomphé aux Tony Awards (les récompenses de la comédie musicale aux États-Unis). C’est véritablement le film de Robert Wise et Robbins qui lui a donné cette incroyable postérité.

En quoi la partition de Leonard Bernstein est-elle également novatrice ?

C’est un extraordinaire mélange d’influences. Leonard Bernstein était un fanatique de musiques latines, il s’est amusé à composer des mambos, à intégrer beaucoup de percussions, mais il a également puisé dans le jazz (free jazz, be bop), il a pris des choses chez Stravinsky… Sa partition mélange des motifs très lyriques (Maria, Tonight…) et des morceaux beaucoup plus compliqués (Cool, une fugue à trois motifs, dont un motif dodécaphonique). La maison de disques Columbia Records, qui devait enregistrer l’album, a failli refuser la partition car ça ne ressemblait pas à une comédie musicale telle qu’ils la concevaient.

Que peut-on attendre d’une nouvelle production au cinéma de West Side Story  ?

Le film de Robert Wise et Jerome Robbins est un tel chef d’œuvre qu’il est difficile de répondre à cette question ! Mais le film de Steven Spielberg propose une nouvelle inter-
prétation de ce chef d’œuvre indémodable, il va permettre au grand public, et notamment aux plus jeunes, de le redécouvrir et de se le ré-approprier.

Journaliste et producteur à France Musique, Laurent Valière a réalisé de nombreux documentaires sur le cinéma. Il anime chaque semaine "42e rue", émission consacrée à la comédie musicale, et a publié  le livre 42e Rue, La grande histoire des comédies musicales (éditions Marabout). Il a créé un podcast en dix épisodes consacré à West Side Story  : La Story de West Side Story