Invictus : Comment Mandela mit le rugby au service de la réconciliation nationale

Critique
de Clint Eastwood
132 minutes 2010

Bon ? Toujours. Brute ? Parfois. Truand ? Jamais. Et ce n’est pas Invictus qui montrera le contraire… Adaptation cinématographique d’un roman de John Carlin (Playing the Enemy : Nelson Mandela and the Game that Made a Nation, 2008), le dernier long métrage de Clint Eastwood montre comment le rugby, "sport de voyous pratiqués par des gentlemen" comme on le sait, fut mis par Nelson Mandela, à partir de son élection à la présidence de la République (1994) au service d’une cause supérieure : la réconciliation de la nation sud-africaine, alors même que son parti (ANC) et l’ensemble de la population noire entendent se venger des années d’oppression blanche en démolissant cet emblème de l’Apartheid.
L’ambition est démesurée, la stratégie risquée mais le résultat inespéré. Après une année de préparation à la coupe du monde, difficile à supporter pour l’équipe nationale qui, hors de forme et privée de la compétition à haut niveau en raison du boycott international infligé à l’Afrique du Sud lors des années d’Apartheid, le capitaine François Pienaar réussit le tour de force de remporter la victoire contre les terribles All Blacks menés par Jonah Lomu, tout comme de gagner le cœur des Sud-Africains, blancs et noirs confondus. Avec la confrontation entre les équipes pongistes américaine et chinoise en 1972, l’épopée victorieuse des Springboks constitue un des rares exemples positifs d’instrumentalisation du sport comme arme politique au service de la réconciliation entre les peuples.
Dans un style très (trop ?) classique, Clint Eastwood signe une œuvre efficace, ponctuée par une série d’images fortes à même d’incarner les progrès de la lutte menée par Mandela contre la ségrégation raciale. Ouvert sur une scène opposant un terrain vague sur lequel évoluent de jeunes footballeurs noirs enthousiasmés par la libération de Mandela en 1991 à un centre d’entraînement utilisé par de jeunes rugbymen blancs écoeurés par la fin de l’Apartheid, le film s’achève sur une image émouvante réunissant, autour d’un poste de radio, un jeune noir et deux Afrikaners célébrant ensemble la victoire de l’équipe nationale en 1995. Le film profite beaucoup d'un Morgan Freeman inspiré, qui brille là où tant d’autres n’ont fait que réussir (D. Glover dans Mandela, 1987, S. Poitier dans Mandela et De Klerk, 1997 ou bien encore D. Haysbert dans Goodbye Bafana, 2007). Il ne fait cependant que reprendre la vision hollywoodienne de Mandela, dont les aspects caricaturaux ont récemment été mis en évidence par des fictions sud-africaines plus respectueuses de la réalité locale (J. Xenopoulos, Promisedland, 2002 et R. Suleman, Lettre d’amour zoulou, 2004). Ignorant la culture des Afrikaners comme celle des différentes ethnies noires, Invictus s’approprie une histoire nationale spécifique pour composer un hymne universel à la fraternité.

A trop vouloir célébrer, il prend le risque de brutaliser la petite comme la grande histoire. Contre l’ambiguïté morale et la complexité des personnages qui faisaient la richesse de ses films précédents, C. Eastwood livre une œuvre manichéenne centrée sur deux personnages entièrement bons, Nelson Mandela et François Pienaar, qui acceptent de sacrifier leurs intérêts personnels pour servir la cause nationale. A la pauvreté psychologique des personnages répond la désinvolture celle avec laquelle le réalisateur choisit de traiter la coupe du monde de 1995. Les amateurs regretteront l’absence de plans-séquence suffisamment longs pour distinguer les différentes phases de jeu et apprécier la stratégie globale des équipes ; ils déploreront également l’amnésie d'Eastwood lorsqu’il s’agit d’évoquer le parcours pour le moins chaotique de l’équipe sud-africaine (arbitrage très défavorable aux Français en demi-finale, suspecte intoxication des Alls Black le jour de la finale). Clint Eastwood n'entend garder que le symbole de la victoire sud-africaine et refuse de le salir en le mêlant aux basses œuvres de l’histoire. Dans la même perspective, les lourdes difficultés rencontrées par l’Afrique du Sud dans la première moitié des années 1990 sont mises de côté, le scénario se contentant de rapides allusions au racisme imprégnant la société Afrikaner, aux profondes inégalités minant l’ensemble de la nation sud-africaine et à l’explosion de la criminalité.

Invictus s’attache surtout à poursuivre la réflexion sur la fabrique du héros contemporain qui semble obséder Eastwood film après film. Poursuivant un projet entrepris dans les années 1990, le film retranscrit ainsi dans une perspective presque hagiographique, la geste de N. Mandela. Sympathique, attentionné, généreux, endurant, intelligent, lucide, décisif, il est doué de toutes les vertus humaines. Sans rien ôter au charisme et aux réussites politiques indéniables de Mandela, on regrettera que son portrait soit si caricatural. Par les fictions bien-pensantes de la deuxième partie de sa carrière, Clint Eastwood chercherait-il à effacer les rôles qui dans sa jeunesse l'ont fait connaître du public et détester d'une bonne partie de la gauche ? Dans cette hypothèse, le Mandela d’Invictus pourrait répondre à l’inspecteur Harry, icône républicaine des années 1970, qui n’hésitait pas à flinguer les truands afro-américains après les avoir traités de "sales négros". De la même manière qu'au mythique Blondin du western spaghetti, s'est opposé le chasseur de prime sur le retour d’Impitoyable ; qu'au jeune et patriote pilote de chasse de Firefox, l’arme absolue, se sont substitués les vieux cosmonautes de Spacecowboys ; qu'à la ganache du Maître de guerre, ont répondu les jeunes Marines de Mémoires de nos pères