La vie d'Adèle©Wild Bunch Distribution

La Vie d'Adèle : intimité

Critique
177 minutes 2013

Coup de foudre, passion, désamour… Pour son nouveau film après Venus noire et à travers l'adaptation d'une bande dessinée (Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh), Abdellatif raconte une histoire vieille comme le cinéma : "Boy meets girl", ou plutôt "Girl meets girl" puisque les personnages principaux s'appellent Adèle (Adèle Exarchopoulos) et Emma (Léa Seydoux). Malgré la sensibilité actuelle à cette question, dans le sillage des débats autour du mariage pour tous, il faut préciser que l'homosexualité n'est pas le sujet du film. C'est d'ailleurs à peine un sujet dans le film, même si Adèle a du mal à dire aux autres qu'elle "est avec une fille", et s'expose tout d'abord au —violent— rejet de certaines de ses camarades. La Vie d'Adèle raconte la passion entre deux individus, qui se trouvent être deux jeunes femmes. Il y a donc Adèle, la lycéenne, une terrienne, une sensuelle, qui dévore la nourriture et la vie à pleines dents ; la fille d'un milieu populaire aussi, dont la vocation bien arrêtée est d'être institutrice ; il y a Emma, l'étudiante aux Beaux-Arts, plus cérébrale, plus aérienne, plus ambitieuse aussi, artiste-peintre en devenir…

Les "intermittences du cœur" constituent le territoire privilégié du cinéma français, mais aussi de sa littérature, comme le rappelle Abdellatif Kechiche : après avoir adossé L'Esquive au Jeu de l'amour et du hasard il place La Vie d'Adèle sous les auspices de celle de la Marianne du même Marivaux, dont l'analyse, en classe de français, ouvre le film. Après avoir embrassé, dans ses films précédents, le collectif (L'Esquive, La Graine et le mulet), et l'histoire (Venus noire), le réalisateur franco-tunisien se recentre donc sur l'intime. Mais il le hisse aux dimensions de l'épopée, étirant sur presque trois heures cette histoire dont le résumé tient sur une feuille de papier à cigarettes.  Pour notre part, on aura parfois trouvé bien longues ces 177 minutes de gros plans fiévreux sur le visage des actrices (l'expression "à fleur de peau" semble avoir été inventée pour ce film), faute sans doute d'être tombé sous la fascination d'Adèle Exarchopoulos, célébrée dans toutes les gazettes comme LA révélation du Festival (elle a éclipsé Marine Vacth, l'héroïne de Jeune et Jolie de François Ozon). 

Mais il faut reconnaître que c'est par la durée elle-même qu'Abdellatif Kechiche transcende son sujet : c'est le délai qui sépare la rencontre du premier baiser, qui rendra celui-ci si chavirant… C'est l'accumulation de scènes tirées de leur intimité (sexuelle ou pas) qui rendra la disparition d'Emma et la solitude d'Adèle si déchirantes. La durée permet également à Kechiche, grand cinéaste du social (mais qui ne tombe jamais dans le sociologique), de donner une épaisseur romanesque à cette simple histoire d'amour ; comme "un miroir que l'on promène le long d'un chemin", qui reflèterait, à travers la vie d'Adèle, deux-trois choses de la France d'aujourd'hui. Ainsi les scènes de présentations aux familles respectives d'Adèle et d'Emma, banales voire pauvres au premier abord (situation éculée, dialogues anodins), prendront tout leur sens à la fin du film. L'air de ne pas y toucher, ces deux séquences de repas ont en effet dessiné un rapport totalement différent à la nourriture (fruits de mer / pâtes à la bolognaise), au travail et aux études (qui explique la différence "d'ambition" entre les deux jeunes femmes), aux normes sexuelles… C'est aussi ce fossé social, un temps comblé par leur accord sensuel, qui finira par séparer Adèle et Emma (celle-ci choisissant le confort de l'entre-soi au feu de la passion physique)…  On se dira donc que si d'autres ont avant lui ont tenté d'approcher la folie de la passion amoureuse, "scènes de sexe non simulées" comprises (voir Intimité de Patrice Chéreau), ils l'ont fait dans un cadre narratif plus normé, comme si ce genre de sujet intimiste imposait une forme modeste. Abdellatif Kechiche jouit lui d'une liberté (tournages à rallonge, acteurs poussés à leur limite, durée hors normes), certes chèrement gagnée et éminemment fragile, mais qui lui permet aujourd'hui de faire à peu près ce qu'il veut. Et c'est sans doute à la fois son mérite et sa responsabilité que de faire plein usage de cette liberté, pour repousser à chaque fois les limites du cinéma…

Reste, à propos d'audaces, "la" scène qui fait scandale. Elle constituait l'acmé attendue du film, sa grande "performance", et fut saluée comme telle par les applaudissements du Grand Théâtre Lumière jeudi matin. Au-delà de son caractère plastiquement réussi, que nous apprend cette très longue scène d'amour ? Abdellatif Kechiche pose explicitement la question dans le film à travers les propos d'un critique d'art, qui s'interroge sur la capacité du peintre à représenter le plaisir féminin. A chaque spectateur de se faire sa propre opinion. Mais cette scène constitue peut-être la transgression la plus contrôlée du film, dans son mélange d'audace sociétale (représenter l'amour lesbien) et, malgré tout, de conformité à l'érotisation du corps féminin (cf "Le cinéma c’est de l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes.", François Truffaut).
Il n'est d'ailleurs peut-être pas fortuit que les deux grands films "sexuellement explicites" du festival (L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie et celui-ci) mettent en scène des relations homosexuelles : comme si la dimension "égalitaire" (et donc édenique ?) du sexe homosexuel rendait sa représentation frontale acceptable, quand le sexe hétéro renvoie malgré tout aux problématiques de la domination et de l'exploitation (voir les nombreuses figures de prostituées dans les films de la Sélection cette année).