Le grand cahier©Pretty Pictures

Le Grand Cahier : les yeux secs

Critique
de Janos Szasz
109 minutes 2014

Une garde à vue, son domicile perquisitionné, une plainte pour "apologie de la pornographie" : il en avait coûté cher au jeune enseignant d'Abbeville (même si l'affaire n'avait heureusement pas eu de suite judiciaire) qui avait voulu faire partager à ses élèves de Troisième son admiration pour le chef d'œuvre d'Agota Kristof, Le Grand Cahier.  Si l'affaire remonte à près d'une quinzaine d'années, il est difficile de ne pas y penser aujourd'hui (après les polémiques sur la théorie du genre, le livre Tous à poils ou le film Tomboy) alors que sort dans les salles l'adaptation par János Szás du célèbre premier tome de la trilogie des jumeaux.

Or ce qui fait le prix du roman de Kristof, c’est une violence bien au-delà du pornographique (qu’on peut résumer à la scène zoophile entre Bec-de-lièvre et le chien et à celles mettant en présence l’officier et les jumeaux, marquées par le masochisme et l’ondinisme), une violence propre aux contes de fées : cette histoire d'enfants abandonnés à leur terrifiante grand-mère (que toute la petite ville appelle « sorcière »), rappelle d'emblée Le Petit Poucet ou Hansel et Gretel. Dans Le grand cahier il n’y pas d’espace géographique net, ni de datation précise, on sait juste que c’est la guerre, et le lecteur comprend peu à peu (là est le tour de force du roman), qu’il s’agit de la Seconde Guerre mondiale vécue dans un pays de l’Est de l'Europe. C’est donc aussi à la violence de la guerre que nous confronte le roman de Kristof, violence d’autant plus insupportable qu’elle est rapportée dans un « grand cahier », par deux enfants qui vont arracher d’eux toute tendresse pour s’endurcir : là résident à la fois la monstruosité de ces personnages et la pitié que l’on ressent pour eux. Si le récit se compose de chapitres comme autant de leçons de survie, rapportées dans un style enfantin et sec, l’émotion est portée par l’emploi du « nous » (qui montre la force de l’attachement qui relie les deux personnages) et surtout par les silences du récit, qui nous obligent à ressentir la cruauté de l’arrachement à cet état d’enfance.

Le film de János Szász reste, forcément pourrait-on dire, en deçà du roman. Tout d’abord le cinéma, medium visuel et réaliste, est obligé de s’ancrer dans une réalité référencée : d’emblée, nous sommes en pleine Seconde Guerre mondiale, les Allemands occupent la petite ville, les Juifs sont parqués, humiliés et décimés, les Russes sont aux portes. De fait la portée universelle du récit est effacée, le travail d’analogie du lecteur suspendu. Ensuite, le film édulcore le roman. Les scènes cauchemardesques et ambiguës avec Bec-de-lièvre et l’officier disparaissant, on ne comprend ni la mort de Bec-de-lièvre, « celle que seules les bêtes aimaient », ni la part d’ombre de l’officier, condamné à exercer une autorité qu’il ne cesse de vouloir « casser ». Malgré ces réserves, on saura gré à János Szász d'avoir réussi à préserver l’univers si étrange du roman. Bien évidemment, la narration en voix–off des jumeaux, se superposant à des pages déjà écrites, alourdit le dispositif. Mais János Szász réussit d’abord à retranscrire la froideur du contenu du cahier, débarrassé de toute charge émotionnelle, puis à faire entendre le silence étourdissant de ceux qui peuplent l’univers des jumeaux. La lumière, constamment baignée de tons froids, nous fait ressentir l’isolement et la dureté d’un monde d’où l’humanité s'est absentée. L’insertion de plans animés, rappelant les silhouettes de Keith Haring, parvient à montrer, de manière enfantine, la mécanique absurde des tueries, pour rendre présente une guerre invisible et sans nom, comme dans les interstices du roman. Mais c’est le personnage de la grand-mère, magistralement interprétée, qui apparaît le plus réussi : montrée au départ comme une véritable sorcière de conte de fée, elle s’humanise à mesure que les enfants s’endurcissent.

Le film paraît donc abordable pour les classes, à charge pour l'enseignant d’accompagner la projection d'extraits choisis de l’œuvre, voire de pousser ses élèves à lire Le grand cahier dans son intégralité, tout en les prévenant que le roman est plus sombre que ce film déjà cruel. On pourra les guider vers d’autres lectures pour s’interroger sur les horreurs de la guerre et la question de sa représentation : par exemple un roman contemporain comme Les Yeux secs d’Arnaud Cathrine, ou des témoignages dans le cadre du biographique en 3ème, que ce soient ceux de Semprun ou de Lévi pour la Seconde Guerre mondiale, ou ceux recueillis par Jean Hatzeld dans son bouleversant ouvrage Dans le nu de la vie consacré au génocide rwandais (2001).