D'une vie à l'autre©Sophie Dulac Distribution

"Cette sombre partie de l’histoire allemande révèle la continuité absurde d'une dictature à l’autre"

Entretien
de Georg Maas
97 minutes 2014

Zérodeconduite : Le film traite d’un sujet méconnu : le Lebensborn. Pouvez-vous nous rappeler ce que ce terme signifie ?

Caroline Moine : Il désigne une association créée en 1935 par l'Allemagne nationale-socialiste. Gérée par la milice du parti nazi, la SS, son but était d'augmenter le taux de naissance d'enfants « aryens ». Des filles-mères accouchaient anonymement avant de confier leur bébé à la SS qui en assurait la charge puis l'adoption. Des maternités et orphelinats ont ainsi été liés au Lebensborn dans différents pays d’Europe, notamment en Norvège et, plus tard, en France. A la fin de la guerre, quand les Alliés sont arrivés dans les orphelinats Lebensborn en Allemagne, ils ne savaient pas quoi faire de ces enfants, tellement liés à la politique raciale nazie. Ils ont été dispersés au gré des adoptions ou redistribués dans d’autres orphelinats.  

Le film nous fait voyager entre deux mondes (Est et Ouest) et deux moments historiques (nazisme et RDA)

C.M. : Je n’avais jamais vu de film sur la question du Lebensborn et en particulier de sa relation avec la politique de la Stasi. Il est intéressant que ce soit au cœur de l’intrigue d’une fiction allemande contemporaine. Le cinéaste Georg Maas montre que les frontières ne sont pas évidentes entre les victimes et les bourreaux, à l’instar du personnage de Vera, interprétée par Juliane Köhler. De père allemand et de mère norvégienne, on suppose au début du film qu’elle est l’une de ces orphelins du Lebensborn, ces enfants issus des relations entre occupants et occupés pendant la seconde guerre mondiale. Par la suite, on comprend qu’elle est, en réalité, un agent de la Stasi qui a usurpé l’identité d’un orphelin du Lebensborn, avant de simuler une fuite hors de la RDA pour aller retrouver sa mère supposée. Quelques décennies plus tard, alors que la RDA s’effondre, le secret s’évente. 

Ces "enfants de la guerre" norvégiens seraient de 10 000 à 12 000. Une centaine d’entre eux accusent les autorités de leur pays de les avoir traités de manière discriminatoire et de n'avoir rien fait pour réparer le préjudice qu'ils ont subi. 

C.M. : Ils ont été deux fois victimes des dictatures allemandes : séparés de leurs mères norvégiennes, arrachés à leur pays de naissance pour aller en Allemagne, puis privés de toute information (par les autorités allemandes) pour pouvoir retrouver leur identité et se reconstruire. Cette sombre partie de l’histoire allemande révèle la continuité absurde d’une dictature à l’autre et une logique de destruction de l’individu et de son identité pour des raisons idéologiques et politiques. Au cours de la série de procès de Nuremberg (1945-46), il n’y a pas eu véritablement de condamnation du Lebensborn. Le procès lié à la question des médecins et de la politique hygiéniste nazie a seulement traité la question des enlèvements d’enfants correspondant à l’image du bon petit aryen en Pologne et dans les territoires de l’est qui devaient être adoptés par des familles aryennes. Quatorze personnes ont été présentées à la barre mais aucune n’a été condamnée. Le Lebensborn a longtemps été perçu comme un lieu d’action caritative, pour aider des orphelins, des filles mères et des enfants nés hors mariage. On n’a pas voulu voir ou comprendre ce qui se cachait derrière ces institutions nazies. Ce qui a laissé libre cours à de nombreux fantasmes dont celui de maisons closes supposées où des SS rencontraient de jeunes femmes blondes, appelées les fiancées d'Hitler. Rien de venait contredire ces fantasmes car les travaux d’historiens sur la politique hygiéniste nazie n’ont commencé à être publiés qu’à partir des années 80.  

Le sujet reste relativement peu traité par le cinéma allemand...

C.M. : Un film intitulé Lebensborn est sorti en 1961 en Allemagne de l’Ouest, produit par un survivant polonais de la Seconde Guerre mondiale. Il raconte une histoire d’amour grandiloquente dans une institution du Lebensborn. Le film fut mal accueilli, pas tant pour son sujet que pour la manière dont il était traité. Il y a eu quelques reportages sur les principales chaînes allemandes mais pas de documentaires de fond. D’une vie à l’autre et Lebensborn sont les seules fictions qui abordent cette question. Des témoignages de la quête de ces orphelins du Lebensborn pour retrouver leurs parents ont commencé à faire surface dans les années 80-90. Mais il reste peu de traces…

La Stasi a fait disparaître un maximum de preuves.

C.M. : Certains enfants du Lebensborn ne sont même pas au courant qu’ils ont été conçus ou enlevés puis élevés dans des institutions nazies. Tous n’ont pas eu le droit et l’accès à l’information. La RDA a même fait pression sur eux. Au sortir de la guerre, la Norvège, pays le plus concerné, avait essayé de négocier le retour de ces enfants mais l’Allemagne de l’Est a rendu la recherche de leurs traces impossible. C’était la Guerre Froide et il n’y avait pas de relation diplomatique entre Oslo et Berlin-Est. Une tentative pour créer un fond d’archives avait bien eu lieu mais tout a été détruit durant la RDA. La Stasi a même procédé à une deuxième vague de destruction de documents après la chute du Mur de Berlin. La marine norvégienne, qu’infiltre Vera dans le film D’une vie à l’autre, intéressait particulièrement la Stasi pour les enjeux liés à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). De ce pays, les autres pays de l’Ouest étaient facilement accessibles pour les espions. En 2007, l’enquête d’une journaliste norvégienne et une journaliste allemande permet de retrouver la trace d'un agent de la Stasi dont s’est inspiré le cinéaste Georg Maas. En 1983, cet espion avait dû quitter précipitamment la Norvège, vraisemblablement repéré par les services secrets norvégiens. C’est par la presse que l’orphelin du Lebensborn apprend que son identité a été utilisée par un agent secret pour infiltrer la Norvège en prétextant rejoindre sa famille.  

Qu’avez-vous pensé du traitement cinématographique de cette séquence historique ?

C.M. : La question du Lebensborn est le point de départ du film mais n’est pas développé. Ce qui est au cœur du récit, c’est la façon dont la Stasi a manipulé cette histoire nazie. Par ailleurs, représenter la Stasi au moment de sa chute est inédit. Il s’agit de l’écroulement d’un système tandis que dans le film La Vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck, la Stasi apparaît toute-puissante. Le cinéaste Georg Maas a également fait un travail sur la couleur, en privilégiant les tons bleutés et froids pour montrer la mer et la ville norvégienne de Bergen et les couleurs jaunes, marrons et orange pour montrer l’Allemagne de l’Est dans les années 70-80. Tout y est : les façades qui s’écroulent, les imperméables beiges, les lunettes, les visages peu amènes, à l’instar de l’ancienne infirmière du Lebensborn qui travaille dans un pressing. Le spectateur bascule ainsi d’un univers à l’autre.  

Etablissez-vous des parallèles entre D'une vie à l'autre et d’autres films allemands ? Vous évoquiez La vie des autres...

C.M. : Le personnage de Vera fait écho au film Barbara, de Christian Petzold. Dans le film La Vie des autres, la RDA est un prétexte pour un tout autre type de discours. Cette idée, qu’au sein de la Stasi, quelqu’un aurait pu être touché par ses victimes et connaître une métamorphose grâce à l’art est illusoire. Le personnage de Vera est plus complexe et réaliste. Il reflète l’ambivalence de tous ces jeunes enrôlés par la Stasi pour qui la RDA était le seul univers. Dès le départ, Vera se retrouve dans une situation qu’elle ne maîtrise pas. Orpheline de la Seconde Guerre Mondiale, et non du Lebensborn, elle apparaît comme une victime. Accueillie et formée par la Stasi, elle devient ensuite un bourreau en usurpant l’identité d’une orpheline du Lebensborn. L’officier de la Stasi, Hugo (Rainer Bock), est comme son père. L’amour de son mari, l’officier de la marine norvégienne, lui permet de rester un être humain. Toute sa vie n’est pas qu’un mensonge. Lors d’un flash back, Hugo ordonne à Vera de ne pas se marier, prétextant que n’est pas pour cela qu’elle a été envoyée à l’Ouest. L’amour n’a pas sa place au sein de la Stasi. Vera est un petit soldat. Puis, tandis que la RDA s’effondre, Hugo la somme de quitter sa famille pour toujours en partant à Cuba. Vera comprend que sa famille n’était pas la Stasi et qu’elle est une de ses victimes. Cette figure de ces agents officieux qui ont gangréné toute la société est-allemande est peu commune. Leur conviction était née de l’illusion de trouver un peu d’amour et de compréhension dans une société allemande qui, après guerre, avait explosé. 

Qu’en est-il du personnage de Barbara, interprétée par Nina Hoss dans le film de Christian Petzold ?

C.M. : C’est l’histoire d’une femme qui doute de plus en plus du système est-allemand et décide de passer à l’ouest où vit son amant. Elle doit s’échapper par la mer, comme la vraie fille du Lebensborn qui s’enfuit dans le film D’une vie à l’autre. Visuellement, la symbolique est forte. Il faut quitter les frontières, ne plus être entre quatre murs, surveillé. Ces personnages féminins risquent leur vie en prenant la mer et leur destin en main. Barbara (Nina Hoss) rencontre finalement l’amour en Allemagne de l’Est et aide quelqu’un d’autre à s’échapper. Elle se pense trop âgée pour recommencer sa vie. La Stasi y est montrée comme extrêmement intrusive puisqu’on voit Barbara fouillée dans sa plus profonde intimité. L’instant est vécu comme un viol. Nina Hoss et Juliane Köhler sont deux actrices quinquagénaires très en vogue en Allemagne, connues pour jouer des personnages de femmes fortes. Cela s’inscrit dans un courant du cinéma allemand actuel où les figures féminines sont riches et ne dissimulent pas leurs rides.

Propos recueillis par Magali Bourrel

Caroline Moine est maître de conférence en histoire à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste des relations culturelles internationales et du cinéma allemand. Elle a notamment travaillé sur les films de la DEFA (les studios de la RDA) ainsi que sur les festivals de cinéma en Europe du temps de la guerre froide. Parmi ses publications : « Le renouveau du cinéma allemand dans les années 60. Entre modernité et reconnaissance internationale », au sein de l’ouvrage Allemagne, 1961-1974. De la construction du Mur à l'Ostpolitik, dirigé par Jean-Paul Cahn et Ulrich Pfeil (Septentrion, 2009) ; « La douce euphorie du cinéma allemand. Mécanismes et enjeux institutionnels d'une industrie culturelle en mutation » dans la Revue d’Allemagne et des Pays de langue allemande (3/2010), "La Vie des autres (2006) : espion de la Stasi ou héros ordinaire?" dans la revue Le Temps des Médias (2011/1, n°16). Elle a accepté de répondre aux questions de Zérodeconduite.net autour du film D’une vie à l’autre de Georg Maas.