Ma loute©Memento Films

Ma Loute : lutte des classes façon Magritte

Critique
de Bruno Dumont
123 minutes 2016

Le succès de P'tit Quinquin projeté il y a deux ans à la Quinzaine des réalisateurs et diffusé en version série sur Arte, a permis à l'austère Bruno Dumont de renouveler son cinéma en inaugurant une veine comique inédite, sans renoncer au plat pays qui est le sien. Avec Ma Loute, le cinéaste poursuit dans cette veine en opérant un nouveau dépaysement, temporel celui-ci : l'action se situe au début du XXème siècle, moment historique que le réalisateur identifie explicitement comme celui de l'émergence de la bourgeoisie, de l'industrie, du capitalisme et donc de la lutte des classes (et que l'économiste Thomas Piketty, dans son Capital au XXème siècle, désignait comme une période de concentration inédite des richesses).

À l'été 1910 donc, une famille de la haute bourgeoisie, issue du triangle d'or de ce qu'on n'appelait pas encore les Hauts de France (Lille-Roubaix-Tourcoing) vient prendre villégiature dans la baie de la Slack, frayant avec les pêcheurs du coin, tandis que de mystérieuses disparitions agitent la police locale, incarnée par un burlesque duo inspecteurs (décalque assumé de Laurel et Hardy), Machin et Malfoy. En haut, les bourgeois Van Peteghem, incarnés par des pointures du cinéma français (Luchini, Binoche, Bruni-Tedeschi) qui séjournent dans une folie de style égyptien jouissant d'une vue imprenable sur la baie ; en bas la famille Brufort, rassemblée autour du paterfamilias surnommé l'Eternel, vivant dans une ferme misérable du quartier des pêcheurs. Les premiers ont la décadence chevillée au corps : bossus, détraqués, atteints de psittacisme, incestueux... Les seconds se révèlent sauvages, inquiétants, et finalement cannibales : aidant, moyennant finances, les bourgeois à traverser la baie, à pied ou en barque, les Brufort en estourbissent un ou deux à l'occasion pour en agrémenter le repas familial. Voilà donc deux mondes que tout oppose et qui se détestent, avec hypocrisie du côté des bourgeois, sans faire semblant du côté des pêcheurs.

Bruno Dumont travaille le jeu des contrastes : les Van Peteghem (comme l'inspecteur Machin), étriqués dans les costumes bourgeois, ne cessent de tomber. Ce déséquilibre des corps montre, par-delà le burlesque du comique de répétition bergsonien, qu'ils n'arrivent pas à être terre à terre, comme si leur culture de classe en faisait des pantins désarticulés (qui rappellent furieusement les colons français guindés et corsetés de Jean Genet dans Les Paravents)... Au contraire, c'est la verticalité qui caractérise des Brufort, droits comme des i, plantés sur leurs deux jambes, même quand elles s'enfoncent dans la vase, incarnant un réel noble (L'Eternel est un héros) qui se révèle malgré tout ignoble (il rappelle le paternel de L'Auberge rouge).

Mais ce n'est parce qu'il y a opposition qu'il y a forcément lutte. Dumont se contente de juxtaposer les contraires, de manière peut-être trop mécanique pour faire sens ou pour qu'un rire réellement spontané (celui qu'appelle le burlesque) n'éclate. Heureusement ce jeu d'opposition est tempéré par la présence de deux personnages qui échappent aux déterminismes de cet univers détraqué : Billie la fille/garçon au charme renversant, et Ma Loute, le fils aîné des Brufort. Eux seuls semblent capables d'articuler une phrase et d'éprouver des sentiments qui ne soient ni régis par une culture de classe, ni par une nature de sauvage. Il est également transfiguré par des tableaux somptueux, qui transforment la lourdeur en grâce. À plusieurs reprises, Dumont réussit le tour de force de passer de la scène grotesque et burlesque à l'image poétique et surréaliste. Des visions oniriques surgissent, sorties tout droit de tableaux de Magritte, comme la silhouette pachydermique d'Alfred Machin emportée au gré des vents dans les cieux.  C'est cette même grâce que l'on retrouve dans le regard final échangé entre Billie et Ma Loute, qui vaut comme la promesse poétique d'un monde moins binaire et plus humain. Mais un doute nous étreint : en convoquant ainsi notre émerveillement, le cinéaste ne nous place-t-il pas exactement dans la position de la grande bourgeoise Valeria Bruni-Tedeschi, s'écriant à tout bout de champ c'est beau, c'est magnifique, c'est sublime ! ? Comme si, en s'y conformant, le cinéaste dénonçait le bon goût bourgeois et la vacuité du discours critique, aboli bibelot d'inanité sonore.