Les vies de Thérèse©Bluebird Distribution

Les Vies de Thérèse : le documentaire comme offrande

Critique
de Sébastien Lifshitz
55 minutes 2016

Au début de ce court documentaire (moins d'une heure), la caméra filme en contre-plongée le visage de Thérèse Clerc, 88 ans. Le souffle court, épuisée par le cancer, celle-ci énonce ce qui sera à la fois le pacte de réalisation pour Sébastien Lifshitz et le pacte de lecture pour le spectateur : la filmer jusqu'au bout, sans fard, pour ne rien cacher de la vieillesse et de la maladie. Thérèse Clerc était, par sa liberté et son énergie, une des figures marquantes des Invisibles, le très beau documentaire du réalisateur consacré à la vie d'homosexuel(les) arrivé(e)s au crépuscule de leurs vies.

En appelant Sébastien Lifshitz pour lui demander de filmer sa fin de vie, Thérèse accomplit son dernier acte militant : après s'être battue pour les droit des femmes, ceux des lesbiennes et homosexuels, celui de vieillir dans la dignité (à travers la Maison des Babayagas, association pour la création de maisons de retraite autogérées), Thérèse entendait faire de sa mort un message politique. Le réalisateur n'a pas respecté ce pacte de départ, il l'a transfiguré : il n'a pas filmé la mort de Thérèse,  considérant qu'elle relevait de l'intime et appartenait à ses quatre enfants ; il n'a pas plus documenté la dégradation d'un corps avec ses stigmates, mais plutôt montré un serein au revoir à la vie. Et c'est finalement dans cette distance juste que le spectateur appréhende, grâce à Thérèse, sa propre finitude.

Le film se donne d'abord à voir comme un testament, celui des différentes vies de Thérèse : une jeune femme femme de la petite bourgeoisie catholique, qui se marie à 20 ans, s'occupe de ses quatre enfants, puis réalise que sa vie ne lui appartient pas, et finit par divorcer en 1969 pour entamer une nouvelle existence. Employée aux Galeries Lafayette, elle prend peu à peu conscience de l'insupportable relégation des femmes et s'engage dans la cause féministe et la lutte pour le droit à l'avortement. Des extraits d'archives complètent les témoignages passionnants de ceux qui ont assisté au premier rang à ses différentes vies, du fils aîné élevé traditionnellement à la cadette, spectatrice des réunions de militants où se côtoyaient authentiques intellectuels et vrais tarés. Les discussions entre Thérèse et ses proches sont des moments aussi savoureux que touchants, comme ce débat sur la relation de nécessité entre lesbianisme et féminisme, évidente pour Thérèse, un peu moins pour sa petite fille hétéro.

Il serait cependant réducteur que de voir dans ce film qu'un testament militant : c'est aussi à celle qui était devenue son amie que Sébastien Lifshitz rend un hommage tout en retenue. Dès que le vieux et beau visage de Thérèse a énoncé le pacte, défilent sous nos yeux des photographies qui remontent le temps et qui nous font voir sous le moi de la vieillesse les autres moi de Thérèse, de plus en plus rajeunie, jusqu'à son enfance. On pense à Proust, au séisme intérieur de la madeleine qui fait surgir avec une émotion intacte toutes les strates du temps. Mais la séquence la plus belle est réservée pour la fin, une fin rêvée. Filmant Thérèse assoupie, Lifschitz éclaire son sommeil, comme une ultime offrande, des images des bonheurs tout simples qu'elle a éprouvés et qui lui reviennent en mémoire : un voilier et la musique de Bach, la neige à Paris en 1942, une toile d'araignée aux fils perlés de rosée...