Wrong elements©Le Pacte

Anatomie du mal

Critique
de Jonathan Littell
139 minutes 2017

On connaissait le Jonathan Littell romancier (prix Goncourt 2006 pour Les Bienveillantes), reporter de guerre à Alep, acteur humanitaire pour Action contre la faim. Cette fois, le Franco-Américain se réinvente cinéaste, avec un premier film documentaire présenté en sélection officielle au Festival de Cannes et distribué aujourd’hui en salles.

Mais loin d’être une rupture dans le parcours de Littell, Wrong Elements se nourrit des multiples vies de son réalisateur. De son expérience à Action contre la faim, notamment en République Démocratique du Congo, Littell semble avoir gardé l’idée qu’un œil occidental ne peut prétendre à l’universalité. Le regard posé sur des cultures différentes de la sienne étant forcément biaisé, la prudence et l’humilité sont requises. Particulièrement conscient de l’écueil dans lequel il pourrait tomber, Littell affirmait d’ailleurs en 2015 au journal allemand Der Spiegel, avec une pointe de résignation, qu’« en fin de compte, [son] documentaire n’est rien de plus qu’un énième film de Blanc sur l’Afrique ». De son métier de journaliste, Littell a conservé une certaine rigueur dans la description et l’analyse d’une situation de conflit. Tout au long du film, des cartons permettent ainsi au spectateur de comprendre le contexte dans lequel les jeunes qui témoignent à l’écran sont devenus des enfants-soldats.

Mais c’est surtout dans la continuité de son métier de romancier que s’inscrit Wrong Elements. Le film partage avec Les Bienveillantes, son livre, la volonté d’interroger la frontière séparant victimes et bourreaux. Le héros des Bienveillantes, Maximilien Aue, était un officier SS, sur lequel Littell posait un regard empathique, lui refusant l’étiquette de monstre. Dans Wrong Elements, les figures de victime et de bourreau sont encore plus directement associées : elles sont rassemblées dans un même corps, celui de Geofrey, enlevé par la Ligue de Résistance du Seigneur (LRA) alors qu’il était adolescent, et transformé par cette milice ougandaise en machine à tuer – comme près de 60 000 autres enfants et adolescents, garçons et filles. Littell se garde bien d’apporter une réponse à ce dilemme insoluble (victime ou coupable), et laisse ses protagonistes – Geofrey, deux de ses amis et une jeune femme elle aussi enlevée par la LRA – exprimer toutes leurs complexités. L’un des jeunes affirme ainsi que « ça [la vie dans la milice] a créé des amitiés ». Un autre assure que Kony, fondateur de la LRA et activement recherché par la Cour pénale internationale, « a bien fait de déclarer la guerre ». Un troisième évoque en riant un massacre qu’il a commis. Aucun doute pourtant sur la puissance du traumatisme vécu par ces jeunes : c’est précisément parce qu’il est trop dur de vivre avec que les seules manières de ne pas en mourir sont de le nier ou d’en rire.

Dans son film, comme dans son livre, Littell interroge donc la nature même du mal : le mal est-il le fait de personnes essentiellement mauvaises – il serait alors réservé à une poignée de monstres – ou bien est-il le fruit de contingences, le résultat d’une série d’événements dans laquelle chaque être humain peut un jour être entraîné ? « Que deviennent les concepts de mal et de responsabilité quand le coupable, kidnappé dans son enfance, devient, au sein du seul système de valeurs qu’on lui propose, un assassin volontaire ? », se demande ainsi Littell. Une interrogation brûlante d’actualité, puisqu’elle se pose aujourd’hui pour les enfants élevés par l’organisation État islamique en Syrie et en Irak.

Les deux œuvres de Littell se répondent aussi sur la question du passé « jamais passé » - comme le dit Maximilien Aue à la fin des Bienveillantes. Dans Wrong Elements, cette collision du passé et du présent se fait entendre lorsque Littell demande à ses protagonistes de rejouer des scènes de leur vie dans la milice, un procédé utlisé par Claude Lanzmann dans Shoah ou Rithy Panh dans S 21, la machine de mort khmère rouge. Geofrey et deux de ses amis, Michaël et Nighty, reproduisent par exemple la préparation d’un repas sur les lieux de l’ancien camp d’entraînement de Djebelin, au Sud-Soudan. Durant toute la séquence, les trois jeunes parlent au présent. Le passé ne passant pas, les souvenirs du bush sont en permanence revécus.

Malgré ces similitudes, une différence majeure fait des Bienveillantes et de Wrong Elements deux œuvres radicalement différentes. Le roman de Littell se singularisait en effet par un rapport très cru à la violence : les scènes de massacre étaient extrêmement graphiques, à tel point que l’on pouvait se demandait si une forme de fascination malsaine n’animait pas l’auteur. Dans Wrong Elements, la violence est tout aussi monstrueuse, mais beaucoup moins frontale. Littell se refuse à utiliser des images de combats ou de massacre, et s’en tient à la seule parole de ses protagonistes pour évoquer ces événements. Comme il l’explique d’ailleurs, « ce sont les anciens membres de la LRA eux-mêmes, et non un observateur extérieur, qui se posent des questions et y apportent des éléments de réponse ». De ce fait, le regard qu’il pose sur ses personnages diffère fortement entre le film et le livre. La fiction dégageait Littell de toute responsabilité envers son héros. Au contraire, la forme documentaire semble le charger d’une dette morale envers ceux qui acceptent de se livrer à sa caméra : une obligation de tendre vers la paix, de faire du cinéma un instrument de guérison.

Malheureusement, l’interrogation passionnante qui sert de sujet à Wrong Elements se heurte à la timidité formelle du réalisateur. Comme s’il avait peur de « voler » le film aux jeunes qu’il fait témoigner, Littell rechigne à affirmer des partis-pris, en particulier de montage (le film paraît beaucoup trop long et parfois redondant). La comparaison, qui vient forcément à l’esprit, avec les œuvres de Claude Lanzmann ou de Rithy Panh, est ainsi un peu écrasante pour le film. Gageons que cette œuvre dense mais inaboutie est le début d’une belle carrière au cinéma.