Le Redoutable : portrait de l’artiste en misanthrope

Critique

Le Redoutable : portrait de l’artiste en misanthrope

Après l’échec public et critique de The Search, Michel Hazanavicius renoue avec les styles qui ont fait son succès, le pastiche et la comédie de caractère, consacrant son Redoutable à Jean-Luc Godard période mai 68. S’il brosse un portrait acerbe de l’auteur d'A bout de souffle et du Mépris, icône intouchable du septième art, Hazanivicius rend aussi hommage à une œuvre mythique et à un personnage touchant de par sa misanthropie même.

Le film s'inspire des deux romans autobiographiques d'Anne Wiazemsky, qui relatent sa rencontre avec Godard alors qu'elle est en Terminale (Une année studieuse), puis son mariage avec le cinéaste (Un an après). Interprété par Louis Garrel et Stacy Martin, le couple formé par Godard et Wiazemskzy va s'aimer, vivre et se déliter en neuf séquences chapitrées à la mode Nouvelle vague. La graphie des titres, les couleurs si identifiables des cartons, du bleu Klein au rouge vif, les bons mots et les maximes de Godard, les sous-conversations d'une scène de ménage qui ne dit pas son nom, les regards-caméra prenant à partie le spectateur… Hazanavicius joue avec la grammaire cinématographique novatrice inventée par le cinéaste pour l'appliquer au personnage lui-même. Si le jeu peut parfois sembler superficiel ou artificiel, force est de reconnaître que Michel Hazanavicius rend un bel hommage à l'enfant terrible de la Nouvelle Vague, distillant une nostalgie tenace ; il fait également œuvre de pédagogie (comme il l’avait fait pour le cinéma muet avec The Artist) en ramassant en un même film la plupart de ces procédés et en les affichant comme tels. De ce point de vue, le film est une réussite visuelle, progressant avec élégance tout en restant accessible. Mais cette forme sert aussi le comique du propos, car sous l’hommage perce le déboulonnage de l’idole.

Certains se sont scandalisés ainsi du sort réservé au génie helvète, et il faut dire que l'homme en prend pour son grade : représenté comme possessif, impoli, méprisant et égoïste, humilié dans les scènes où on le voit fuir devant les CRS (après les avoir copieusement insultés) ou s’écraser devant l’insolence d’étudiants pas intimidés pour un sou, ridiculisé dans sa propension à prôner l’émancipation à une jeune fille de vingt ans de moins de lui, qu’il couve par ailleurs d’une jalousie très possessive… Le film fait de Godard, ce regard absolu, un aveugle qui casse paire de lunettes sur paire de lunettes, incapable de poser sur son environnement un oeil complexe et apaisé.

Mais cette humiliation-là est salutaire, c'est la même qu'opérait déjà Molière au XVIIe siècle à travers le personnage d'Alceste, l'atrabilaire amoureux, décidément trop infréquentable pour vivre dans la société des "honnêtes hommes". De fait le spectateur indigné peut avoir la même lecture du Redoutable que celle que Rousseau avait d'Alceste au XVIIIe siècle dans sa Lettre à D'Alembert sur les spectacles : "Vous ne sauriez me nier deux choses : l'une, qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable." Mais cette lecture-là reposait aussi sur deux contresens, l'un lié à la différences des deux époques, l'autre à la projection de Rousseau, qui se reconnaissait en Alceste.

La comédie s’inscrit par ailleurs, comme les OSS, dans la tradition moliéresque du castigat ridendo mores ("corriger les mœurs par le rire"). En se focalisant sur cette période où Godard tourne le dos au cinéma qui l'a érigé en maître à penser d'une jeunesse rebelle, pour se faire plus révolutionnaire que le roi, jusqu’à s’exiler comme Alceste dans son propre désert (l'expérience de cinéma collectiviste du groupe Dziga Vertov), Hazanavicius interroge le statut de l'artiste dans la société. Godard est celui qui décide de ne plus faire corps (amoureux, amical, social) pour résoudre ses conflits de loyauté intérieurs.

Il va sans dire que ce jubilatoire déboulonnage d'idéaux révolutionnaires met à nu aussi ce qui se joue actuellement, où les envies de révolution citoyenne se heurtent parfois aussi aux attraits du confort moderne ou aux aspirations individualistes. Philippe Caubère l'avait fait lui aussi au théâtre plongeant à la fois dans le grotesque et terrible Mai 68. Le personnage Godard va donc le temps du film se radicaliser et s'éloigner de l'amour, des copains et du succès pour devenir le mythe Godard, et si le film nous fait rire en explorant les méandres de sa misanthropie, en peignant le crépuscule d'une idole, il nous touche également en montrant ce que Godard a également d'humain, trop humain.

Critique
Par Philippine Le Bret

Après l’échec public et critique de The Search, Michel Hazanavicius renoue avec les styles qui ont fait son succès, le pastiche et la comédie de caractère, consacrant son Redoutable à Jean-Luc Godard période mai 68. S’il brosse un portrait acerbe de l’auteur d'A bout de souffle et du Mépris, icône intouchable du septième art, Hazanivicius rend aussi hommage à une œuvre mythique et à un personnage touchant de par sa misanthropie même.

Le film s'inspire des deux romans autobiographiques d'Anne Wiazemsky, qui relatent sa rencontre avec Godard alors qu'elle est en Terminale (Une année studieuse), puis son mariage avec le cinéaste (Un an après). Interprété par Louis Garrel et Stacy Martin, le couple formé par Godard et Wiazemskzy va s'aimer, vivre et se déliter en neuf séquences chapitrées à la mode Nouvelle vague. La graphie des titres, les couleurs si identifiables des cartons, du bleu Klein au rouge vif, les bons mots et les maximes de Godard, les sous-conversations d'une scène de ménage qui ne dit pas son nom, les regards-caméra prenant à partie le spectateur… Hazanavicius joue avec la grammaire cinématographique novatrice inventée par le cinéaste pour l'appliquer au personnage lui-même. Si le jeu peut parfois sembler superficiel ou artificiel, force est de reconnaître que Michel Hazanavicius rend un bel hommage à l'enfant terrible de la Nouvelle Vague, distillant une nostalgie tenace ; il fait également œuvre de pédagogie (comme il l’avait fait pour le cinéma muet avec The Artist) en ramassant en un même film la plupart de ces procédés et en les affichant comme tels. De ce point de vue, le film est une réussite visuelle, progressant avec élégance tout en restant accessible. Mais cette forme sert aussi le comique du propos, car sous l’hommage perce le déboulonnage de l’idole.

Certains se sont scandalisés ainsi du sort réservé au génie helvète, et il faut dire que l'homme en prend pour son grade : représenté comme possessif, impoli, méprisant et égoïste, humilié dans les scènes où on le voit fuir devant les CRS (après les avoir copieusement insultés) ou s’écraser devant l’insolence d’étudiants pas intimidés pour un sou, ridiculisé dans sa propension à prôner l’émancipation à une jeune fille de vingt ans de moins de lui, qu’il couve par ailleurs d’une jalousie très possessive… Le film fait de Godard, ce regard absolu, un aveugle qui casse paire de lunettes sur paire de lunettes, incapable de poser sur son environnement un oeil complexe et apaisé.

Mais cette humiliation-là est salutaire, c'est la même qu'opérait déjà Molière au XVIIe siècle à travers le personnage d'Alceste, l'atrabilaire amoureux, décidément trop infréquentable pour vivre dans la société des "honnêtes hommes". De fait le spectateur indigné peut avoir la même lecture du Redoutable que celle que Rousseau avait d'Alceste au XVIIIe siècle dans sa Lettre à D'Alembert sur les spectacles : "Vous ne sauriez me nier deux choses : l'une, qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable." Mais cette lecture-là reposait aussi sur deux contresens, l'un lié à la différences des deux époques, l'autre à la projection de Rousseau, qui se reconnaissait en Alceste.

La comédie s’inscrit par ailleurs, comme les OSS, dans la tradition moliéresque du castigat ridendo mores ("corriger les mœurs par le rire"). En se focalisant sur cette période où Godard tourne le dos au cinéma qui l'a érigé en maître à penser d'une jeunesse rebelle, pour se faire plus révolutionnaire que le roi, jusqu’à s’exiler comme Alceste dans son propre désert (l'expérience de cinéma collectiviste du groupe Dziga Vertov), Hazanavicius interroge le statut de l'artiste dans la société. Godard est celui qui décide de ne plus faire corps (amoureux, amical, social) pour résoudre ses conflits de loyauté intérieurs.

Il va sans dire que ce jubilatoire déboulonnage d'idéaux révolutionnaires met à nu aussi ce qui se joue actuellement, où les envies de révolution citoyenne se heurtent parfois aussi aux attraits du confort moderne ou aux aspirations individualistes. Philippe Caubère l'avait fait lui aussi au théâtre plongeant à la fois dans le grotesque et terrible Mai 68. Le personnage Godard va donc le temps du film se radicaliser et s'éloigner de l'amour, des copains et du succès pour devenir le mythe Godard, et si le film nous fait rire en explorant les méandres de sa misanthropie, en peignant le crépuscule d'une idole, il nous touche également en montrant ce que Godard a également d'humain, trop humain.