Apocalypse, les images d'archive et la couleur : le débat
L’Histoire reste un matériau délicat à manier aux heures de grande écoute. Un an après la polémique autour du téléfilm L'Evasion de Louis XVI l'année dernière (voir sur les éléments du débat sur Clioweb), une création estampillée « service public audiovisuel » fait à nouveau débat chez les historiens. Apocalypse, la série documentaire en six parties, plebiscitée par la presse (« France 2 à hauteur de la BBC », « Un grand moment pour le service public ») et les télespectateurs (si l’on en croit les chiffres d’audience), n’en pose pas moins de nombreuses questions sur l’utilisation des images d’archive. L’hebdomadaire Télérama consacre un article très fouillé au « débat ». Mobilisant historiens et philosophes, il s’interroge sur le danger qu’il y a extraire les archives de leur contexte (absence ou erreur de légende, voire détournement pur et simple) pour leur donner un rôle purement illustratif, et à les manipuler (colorisation mais aussi sonorisation, mise au format 16/9 et recadrage) pour les « conformer aux modalités de la perception actuelle » (Laurent Veray, auteur de La Grande guerre au cinéma). Il confronte leur point de vue à celui des auteurs du documentaire :
« Pionniers en la matière, les réalisateurs Daniel Costelle et Isabelle Clarke affirment que ce traitement de l’image vise moins à séduire qu’à se rapprocher du réel, n’hésitant pas à qualifier le noir et blanc d’« amputation » et préférant au terme de « colorisation » celui de « restitution des couleurs » ! « Les événements ont été vécus en couleurs, rappelle le « restitueur de couleurs » François Montpellier, qui travaille avec eux depuis Les Ailes des héros (en 2003). S’ils nous ont été transmis en noir et blanc, c’est uniquement pour des raisons d’insuffisance technique… que l’on est aujourd’hui capable de corriger ! » Une telle confusion entre le réel et l’archive, l’histoire et ses représentations, se double dans Apocalypse, d’Isabelle Clarke, d’une volonté revendiquée de réactiver l’impact émotionnel des événements eux-mêmes. « La couleur rend une proximité à des images qui peuvent sembler très lointaines à des jeunes », explique Louis Vaudeville, qui a produit cette série dont France 2 diffuse mardi 22 les deux derniers volets. Mais chercher à rendre proche ce qui est lointain en le conformant aux standards du flux télévisuel, c’est aussi sacrifier au « présentisme » dénoncé par l’historien François Hartog dans Régimes d'historicité. Présentisme et expérience du temps (Le Seuil, 2003) – cette propension très actuelle à rapprocher l’hier de l’aujourd’hui. » On pourra prolonger la réflexion avec l'article de Teledoc qui analysait (sous la plume de Laurent Juiller, historien du cinéma) un autre de ces « néo-documentaires », 14-18, le bruit et la fureur de Jean-François Delassus (diffusé en novembre 2008), convoquant notamment le concept de « degré d’iconicité ». « Ajouter de la couleur et du son à des plans en noir et blanc muets fera donc logiquement augmenter cette impression de réalité, car l’image ainsi enrichie ressemblera davantage au monde réel. Pour le dire avec les mots adéquats, cet ajout provoquera une hausse du « degré d’iconicité », concept forgé par le pragmaticien américain Charles Morris (1901-1979) dans son livre de 1946 Signs, language and behavior, et popularisé en France (au moins dans le champ académique) par Abraham Moles (1920-1992) dans sa Théorie de l’information et perception esthétique (1973). Plus le degré d’iconicité d’une image est élevé, plus son spectateur a tendance à voir en elle une fenêtre ouverte sur un monde à contempler à travers elle (on parle alors, en pragmatique et en sémiotique, de seeing through : « voir à travers »).»