Ne touchez pas à la hache©Films du Losange

Balzac et l’insoutenable cruauté du romanesque

Critique
de Jacques Rivette
137 minutes 2007

Dans le dossier de presse du film, les auteurs du scénario (Pascal Bonitzer et Jacques Rivette) insistent longuement sur leur fidélité "non seulement à l'esprit mais également à la lettre" du récit de Balzac : "Dès le départ, ce qui nous intéressait, même si cela peut paraître chimérique, était de transposer en termes cinématographiques l'écriture de Balzac. Cette écriture joue sur des forces contradictoires, qui génèrent comme un système d'explosion contenue : les longues phrases coupées par des incidentes,les changements de vitesse surprenants, cette façon de dire presque en passant les choses les plus importantes...Voilà pourquoi il faut effectivement lire Balzac mot à mot. C'est une écriture à trois dimensions." Paradoxalement, si on ne peut contester la précision littérale de l'adaptation (que le réalisateur définit joliment comme une "compression" à la César), on sera plus circonspect sur "l'esprit" dans lequel Rivette adapte Balzac. Il transforme en effet le récit pour le moins mouvementé et romanesque de Balzac (enlèvement, fuite de la duchesse par la "barrière d'Enfer", attaque d'un couvent en Espagne...) en un adagio funèbre, qui fait entendre les cœurs soupirer sur les parquets craquants des salons mondains du Boulevard Saint-Germain, sous une Restauration à peine née et déjà moribonde.
Tandis que le roman ciselait des dialogues incisifs, imposait une lecture fiévreuse par la prolepse inaugurale, l'analepse centrale et le rythme des scènes qui s’enchaînait, le film de Rivette, tout en respectant scrupuleusement le texte et son découpage, autopsie méticuleusement une passion, diffusant dans chaque plan une ombre mortifère.
Le spectateur du XXIème siècle, nécessairement frivole, à l’image des castes aristocratiques du XIXème aura le loisir d’observer sous toutes les coutures les tenues, si simples et si recherchées d’Antoinette de Langeais, interprétée par Jeanne Balibar, qui contrastent avec l’uniforme mal dégrossi de Montriveau (Guillaume Depardieu). C’est peut-être sur ce point que l’adaptation joue avec nos repères pour mieux nous faire sentir que l’amour, vestige précieux de l'aristocratie, peut certes se fabriquer artificiellement, à travers des châles découvrant un pied nu ("la duchesse aux pieds nus"?) ou des mots narrant des épopées lyriques ("le chevalier du désert"?) mais qu’il ne s’éprouve jamais mieux que dans le manque et l’absence de l’autre. Et encore, dans ce chassé-croisé sadien, la possession ne s’accomplit que dans l’étreinte impossible d’une voix, d’un regard, d’une attente.
Paradoxalement, Rivette nous fait entendre ce temps qui s’égraine inéluctablement dans un sablier, diffusant et l’adagio et l’urgence, comme le personnage de Montriveau, trompé à la fois par une pendule arrêtée et un amour-propre impétueux. Servi par des acteurs hors-pair, dont la présence indéniable habite le vide d’une société, le film regarde la passion avec l’œil sceptique d’un moraliste, comme si la raison cherchait à comprendre ce cœur qu’elle ne connaît pas (on notera à ce sujet la présence d'intertitres soulignant la causalité mécanique des scènes).
Il serait évidemment intéressant en Seconde, mais aussi en Première, de se livrer à une comparaison entre l’adaptation de Rivette et le chef d’œuvre de Balzac, pour mesurer cette discordance des rythmes et l’effet qui en est tiré. Emettons à ce propos une hypothèse : Rivette ne livrerait-il pas de Balzac une lecture flaubertienne ?