Voyage à travers le cinéma français©Pathé Distribution

Ciné-analyse : Le cinéma français... si loin, si proche

Analyse
de Bertrand Tavernier
195 minutes 2016

Par où commencer pour restituer l'expérience riche, dense, voire étourdissante que représente la découverte du Voyage dans le cinéma français de Bertrand Tavernier ? Tout simplement par le commencement, comme nous y invite le maître de cérémonie avec cette voix off qui nous glisse à l'oreille « Imaginez que vous êtes au cinéma » avant un générique-florilège de plans qui se répondent comme un tout unifié par delà le temps et l'espace. Apparaît en lettrages blancs une citation de Jean-Luc Godard : « Il y a quelque chose qui nous unit Bertrand et moi, c'est que nous sommes les enfants de la Libération et de la Cinémathèque. ».

S'ensuit une séquence liminaire explicitement autobiographique qui ancre le récit dans la perspective de cette intrication entre jeunesse d'après-guerre et « vie dans le cinéma », pour paraphraser le titre d'un bel ouvrage de Michael Powell : Bertrand Tavernier narre un souvenir d'enfance précisément lié au jour de la Libération, vu depuis les hauteurs de Lyon comme un moment magique et collectif. Le cinéaste avance dans un espace qui a été le jardin familial et marche dans un mouvement qui l'unit par le montage aux pas en ce même lieu de Philippe Noiret dans L'Horloger de St Paul (1974) et à ceux de son propre père dans le documentaire Lyon, le regard intérieur (1990). On connaissait la verve enflammée de Bertrand Tavernier à l'occasion de tel coup de cœur ou coup de gueule, la déferlante d'anecdotes dont il peut être coutumier. Tout cela viendra plus avant bien sûr, mais pour l'heure c'est sa profonde pudeur, son émotion rentrée qui nous accueillent à l'orée du voyage.

Un enfant de l’Histoire

Bertrand Tavernier choisit, au départ, une écriture à la première personne qui paradoxalement semble se mettre en retrait, en position de spectateur passionné donc, face aux grands aînés qui lui ont permis de trouver sa propre voie : nous suivons ses expériences de manière chronologique depuis la petite enfance à Lyon jusqu'aux travaux d'attaché de presse en passant par le sanatorium, l'école buissonnière, la cinéphilie fervente et active des années 50 et 60 et des débuts d'assistant metteur en scène auprès de l'impressionnant Jean-Pierre Melville. Si autoportrait il y a, ce sera par réfraction des personnes et personnages aimés dans le cinéma et aux alentours. Et tous les choix qui feront ce Voyage dans le cinéma français seront placés sous le signe d’un art d'aimer, subjectif mais étayé.

Bertrand Tavernier, enfant de la Libération... c'est d'abord toute une époque qui ressurgit avec ce goût pour l'Histoire qu'on connaît à Bertrand Tavernier dans ses fictions (rappelons qu'on pourrait retracer, en voyant ses films, un parcours qui irait du Moyen Age de La Passion Béatrice jusqu’à la seconde Guerre du Golfe de Quai d’Orsay) comme dans certains documentaires (pour n'en citer qu'un La Guerre sans nom (1992), conçu avec Patrick Rotman, qui sut libérer la parole des anciens appelés d'Algérie et contribua largement à la reconnaissance de leur expérience terrible). Et c'est là l'une des pistes qu'il nous est loisible d'explorer au gré des chapitres qui s'enchaînent avec une fluidité remarquable : il nous est rappelé par exemple que Becker fut un témoin attentif des rythmes de son époque, notamment dans Rendez-vous de juillet (1949), film éminemment léger qui pourtant ne cache rien des paradoxes d'une jeunesse d'après-guerre déchirée entre appétit de vivre et difficultés pour assurer son avenir. Ailleurs, le fait que nombre des films de Gabin soit la meilleure entrée possible pour comprendre ce qu'était le Front populaire apparaît avec une évidence cristalline, extraits entre autres de La belle équipe (1936) de Julien Duvivier aidant. Renoir est un autre témoin de cette collusion entre cinéma et Histoire, que ce soit dans ses moments lumineux (la période bénie des années trente où il devint le héraut de l'esprit du Front populaire avec Le crime de M. Lange(1936), La Marseillaise (1938) ou La Bête humaine (1938)) ou ses passages les plus sombres : la versatilité idéologique du grand cinéaste n'est ni escamotée ni condamnée, simplement un moyen de regarder la vérité de l'homme, avec sa fascination envers toutes les formes de pouvoir, derrière la statue du grand cinéaste. « Comme metteur, un génie ; comme homme, une pute » résumait Gabin à sa manière inimitable !

Bertrand Tavernier devient lui aussi un acteur occasionnel de la grande Histoire quand sont évoquées les tentatives pugnaces pour assister à une projection interdite de Octobre à Paris (1962) de Jacques Panigel, film sur les exactions commises contre les Algériens assassinés par l’État français durant « la guerre sans nom » ou la participation aux manifestations contre l'éviction de Langlois en 1968. Et on le sent attentif aux liens avec les soubresauts de cette même Histoire des grandes personnalités qu'il a pu croiser, que ce soit l’ancien résistant Jean-Pierre Melville, dont il fut l'assistant, ou l’ancien combattant d'Indochine, Pierre Schoenderffer, alors cinéaste débutant. Des extraits de L'Armée des ombres (1969) dont il suivit le tournage pour le premier, de La 317ème section (1965) dont il assura la promotion - et réalisa la bande-annonce ! - pour le second, certainement l'un des plus grands films de guerre jamais produits, viennent étayer le propos admiratif et argumenté de Bertrand Tavernier.

Le regard du cinéaste

Limiter Voyage à travers le cinéma français à une simple visite dans l'Histoire de la France et les histoires du cinéma serait cependant une erreur, car Bertrand Tavernier s'affirme bel et bien comme un exégète, doté d'un avantage conséquent comparativement à des critiques et historiens du cinéma : enfant de la cinémathèque, il est avant tout cinéaste, et comprend concrètement les choix esthétiques et techniques opérés par ses aînés. Il faut entendre l'auteur de Coup de torchon commenter, laisser regarder et écouter, reprendre le commentaire lorsqu'il nous amène à regarder d'un œil neuf la séquence liminaire de Le Jour se lève (1939) de Marcel Carné (décor étroit et complexe, objectif 32 et pas un plan semblable à un autre, le tout offrant une dramatisation poignante à cette tragédie en marche), un extrait de Casque d'or (1952) de Becker où « la mise en scène tend l'action comme on tend les muscles », le génie du musicien Maurice Jaubert qui sait construire un motif musical issu de la matière du récit pour lequel il compose (le rythme mécanique de la péniche générant le thème de L'Atalante, la place de l'accordéon qui joue finement comme son intradiégétique et le saxophone comme son extradiégétique) ou encore des plans aux compositions fulgurantes et remarquables d’ Edmond T. Gréville dans les méconnus et peu montrés Menaces (1939) ou Le Diable souffle (1947).

Aucun des aspects de la création d'un film et donc aucun des métiers du cinéma n'est éludé dans le documentaire : écriture (Jeanson et Prévert autour de Carné, Spaak collaborateur de Renoir, Gabin et les scénaristes qu'il surnommait invariablement « Molière »...), décors (combats de Trauner pour concevoir l'immeuble aux cinq étages du Jour se lève, studios de Melville dont le couloir principal était réaménagé, restructuré au gré des besoins dans différents opus... ), musique (deux chapitres remarquables sur Maurice Jaubert et sur les musiciens de cinéma français, tels Joseph Kosma ou Georges Auric qui ne peuvent qu'éclairer tout spécialiste ou amateur sur l'importance des musiciens de cinéma qui furent d'abord de grands musiciens tout court), etc. Cette attention aux métiers trouve une prolongation dans ces moments où Bertrand Tavernier admire particulièrement chez Becker la capacité à faire travailler ses personnages, du monde paysan de Goupi mains rouges (1943), au monde de la couture dans Falbalas(1945). Ce dernier film occasionne la citation d'un témoignage incroyable de Jean-Paul Gaultier sur le circuit accompli en lui par le film : initiateur de vocation pour l'enfant et exemple réaliste pour le grand couturier, en passant par l'artisanat de Casque d'or « Boulot, boulot. Menuise, menuise. ». Idem pour Gabin qui « s'empare d'un métier de manière organique, viscérale », là aussi images à l'appui. Tout un pan de la recherche universitaire devrait se pencher sur les gestes du travail au cinéma et on se dit qu'on trouve là une clé cinéphile de l'importance qu'accorde Bertrand Tavernier à l'exploration juste des milieux et métiers, qu'ils soient contemporains ou historiques.

Un film de cinéma sur le cinéma

La version exploitée en salles de Voyage à travers le cinéma français est le pan d'un travail plus ample encore de trois fois trois heures. Il ne faut pas pour autant en conclure qu'il s'agit d'une version raccourcie, tant ce film de cinéma sur le cinéma constitue un tout organique. Contrairement aux films passionnés de Scorsese sur les cinématographies américaine et italienne, découpés en séquences bien délimitées, les chapitres (on peut en compter treize, de de Becker à Sautet, en ajoutant un incipit purement autobiographique et un excipit sur les films Lumière) sont ici comme gommés au profit de transitions subtiles et variées traçant un système d'échos d'une partie du film vers l'autre. Prenons comme exemple le formidable passage du chapitre Carné vers le chapitre Jaubert : Gabin, raconté plus tôt dans un chapitre vibrant, chantonne la musique de Quai des brumes (1938) devant Jacques Prévert, avant que ne surgisse l'extrait, d'abord sans puis avec la musique de Jaubert. 

Il faut saluer ici le travail opéré avec le monteur Guy Lecorne avec qui Bertrand Tavernier avait déjà collaboré pour Quai d'Orsay (2013) : c'est un travail d'orfèvre, qui manifeste une capacité rare d'écoute des matériaux d'origine et dans le même temps la volonté de parfaire l'absolue fluidité du documentaire final. Il s’agit de servir le documentaire sans desservir le matériau de documentation, car celui-ci est déjà une œuvre d'art. 

Godard pourrait être avec Scorsese l'autre grand cinéaste auquel on songe en découvrant ce Voyage à travers le cinéma français, car il nous a livré à l'orée des années 90 ses Histoire(s) du cinéma fondées sur un mode plus dialectique, comme arrachant à la mémoire des fragments de cinéma qui peuvent étrangement se rapprocher, voire s'accoupler de manière hallucinée. Là où Godard chahutait la perception du spectateur avec des images et sons souvent turbulents, décomposés/recomposés par les possibles de la vidéo, Bertrand Tavernier semble amoureusement extraire des joyaux qu'il se garde d'abimer. Là où Godard ne donnait pas la source de ses images, ses sons ou de ses citations écrites, assemblés dans une esthétique du collage, Bertrand Tavernier les identifie discrètement. Là où Godard se faisait le prophète de la mort du cinéma, Tavernier affirme une foi brûlante en son avenir. L'un nous perd à dessein pour mieux nous interroger, l'autre nous accompagne avec clarté et rigueur. Mais les deux nous font vraiment voir ce qu'est une mémoire cinéphile, un "musée imaginaire" du septième art, digne de Malraux ou d'Elie Faure.  

Une histoire subjective

Ce rapprochement Godard/Tavernier, opéré initialement par celui-ci citant celui-là, nous permet de revenir sur l'histoire du cinéma possible que construit Bertrand Tavernier, dont les premiers surgeons furent deux sommes livresques indispensables à tout cinéphile qui se respecte : 50 ans de cinéma américain et Amis américains. Notons tout d'abord que l'amplitude historique choisie ici a comme bornes, d'une part le cinéma français des années 30-40 qu'a découvert le tout jeune cinéphile, d'autre part celui dont il accompagna de plus en plus étroitement la promotion comme critique et attaché de presse. La seule et unique citation à l'écran de son propre cinéma est d'ordre intime et elle se situe au début comme nous l'avons dit : le choix est élégant et honnête car il évite au documentariste les travers parallèles de l'auto-célébration et du copinage. Cette histoire, soigneusement stoppée avant que Bertrand Tavernier ne devienne cinéaste, s'affirme comme éminemment subjective et non comme une doxa : les auteurs reconnus ne sont pas hissés sur des socles pour devenir des "statues du Commandeur" mais ils apparaissent dans toute l'évidence éblouissante de leur style, par delà la légende qu'ils ont parfois contribué à créer. Becker est un artisan à la fois très français et admiratif du grand classicisme américain (Hawks, Lubistch) dont on voit la méthode patiente de décantation des difficultés. Renoir révèle tout le dispositif de préparation extrême qui donne ensuite lieu à son merveilleux naturel, naturel qui n'avait rien d'amateur contrairement à ce dont il se vantait auprès du jeune Truffaut. Melville est mis à nu avec ses travers datés, comme avec sa patte inimitable - et fort imitée - dès Bob le flambeur (1956). Nul besoin de hiérarchie pour ce cinéphile pourtant exigeant : nous avons déjà parlé de la réhabilitation de Marcel Carné longtemps voué aux gémonies par un pan entier de la critique mais aussi de celle de Gréville. Revenons sur un chapitre amusant et touchant pour lequel le plaisir est le maître mot : celui qui est consacré à Eddie Constantine. L'air de rien, les qualités des polars détendus, et parfois fort bien troussés, dans lesquels il jouait nous amènent à nous rappeler que tel cinéaste de la série avait du style pour avoir travaillé avec Orson Welles (Jean Sacha) ou que tel autre avait été un vrai auteur de polars américain ayant fui les États-Unis au cours de la Chasse aux Sorcières (John Berry).

Le cinéphile "honnête homme"

L'histoire du cinéma qui nous est ici contée accepte en son sein le classicisme hérité de Hawks et représenté par Becker ou plus tard par Truffaut mais aussi la confondante modernité d'un Renoir, d'un Bresson, d'un Jacques Rozier, d'une Agnès Varda (grâce soit rendue à Bertrand Tavernier de nous donner à entendre, à cette occasion, un extrait d'une magnifique critique sur Cléo de 5 à 7 (1962) de Roger Tailleur, à jamais l'une des plus belles plumes de la critique cinématographique française) et bien sûr d'un Godard dont il admire les compositions de plan sublimes, les audaces sauvages et fulgurantes. Il y eut même une complicité vraie qui le conduisit à lui présenter Fuller pour Pierrot le fou (1965) ou, pour ce même film, à demander à Aragon, en vertu de vieux souvenirs communs liés à l'épisode lyonnais, la faveur d'un texte d'accompagnement qui deviendra le magnifique « Qu'est ce que l'art, Jean Luc Godard ? ». Pas de factice querelle des Anciens et des Modernes mais l'affirmation d'une ouverture d'esprit rare et d'un goût néanmoins très affirmé, double attitude qui pourrait servir de guide aux jeunes cinéphiles du siècle naissant.

À l'évidence, le cinéphile « honnête homme » du XXe siècle que contribue à construire Bertrand Tavernier ne peut qu'adhérer à cette magnifique notion de « décence ordinaire » (common decency) chère à Orwell et repérée chez Becker, le cinéaste fondateur de la première séance marquante à six ans : «  une pratique de l'entraide, des liens sociaux minimaux mais fondamentaux. Pas une morale mais un sens spontané de ce qui doit se faire et ne pas se faire. ». Beau programme pour notre opaque époque.Voyage à travers le cinéma français tendrait à infirmer l'adage de Truffaut : « Quand on n'aime pas la vie, on va au cinéma » car après la projection, on ne peut qu'aimer dans un même élan et la vie et le cinéma.