Fury : à la guerre comme à la guerre
Fury ne plaira ni aux spécialistes de la Seconde Guerre mondiale, attentifs aux conditions de la chute du IIIe Reich, ni aux amateurs de la reconstitution historique, soucieux de suivre à la trace la glorieuse geste des héros d’antan. À rebours de son intention initiale de plonger le spectateur au cœur d’une Allemagne sacrifiant, en avril 1945, ses dernières forces vives sur l’autel du fanatisme, Fury fait flèche de tout bois pour malmener la grande comme la petite histoire. Côté analyse militaire ou politique, les enseignants d’histoire resteront sur leur faim. Faut-il considérer, à l’instar de Brad Pitt, que toutes les idéologies sont pacifistes et que seule la guerre est violente ? Un simple rappel des ambitions expansionnistes nazies suffira à lui donner tort. Faut-il accepter, avec David Ayer, les fragilités d’une armée américaine prise, en terre allemande, au piège d’une Wehrmacht revigorée à l’extrême fin de la guerre ? Une relecture rapide de quelques manuels de collège permettra de remémorer à qui le souhaite l’avancée fulgurante des Alliés au printemps 1945. Côté reconstitution historique, les puristes regretteront à coup sûr le grain hétéroclite des uniformes américains, l’éclat surprenant des costumes SS tout comme les étonnants mouvements de troupes dopées à l’adrénaline des jeux vidéo. Depuis les dernières grandes heures des batailles napoléoniennes, les fantassins ne chargent plus ainsi l’ennemi, en rangs serrés, le buste exposé à la mitraille. Au temps de la guerre industrielle, les chars n’ont jamais oublié de déborder l’adversaire. Et depuis les sabres laser de Star Wars, les réalisateurs ont cessé d’attribuer à chaque belligérant des armes de couleurs pour mieux les différencier… Des balles traçantes vertes pour les Allemands, rouges pour les Américains ?!
Mais David Ayer cherche sans doute moins à plonger le spectateur dans la suffocante réalité du cockpit d’un char Sherman que de l’entraîner jusqu’aux profondeurs de l’être humain. Présenté comme le patchwork d’une foule d’anecdotes vraies, le long métrage n’est ni un documentaire réaliste ni une leçon d'histoire. Ce n’est pas le singulier de la Seconde Guerre mondiale que Fury cherche à cerner, mais bien le général de l’histoire. Il s'agit de comprendre l’homme en guerre et non simplement la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sortir l’histoire de ses gonds pour appréhender son régime de vérité morale, valable d’une époque et d’un camp à l’autre. Tels sont bien les mots d’ordre d’un long métrage qui signifie uniquement sur le plan symbolique. Une seule journée, un seul équipage, une seule recrue à initier aux leçons de l’humanité en guerre… dans une Allemagne aux décors abstraits et aux villages sans nom. Ni bien ni mal, juste des hommes à éprouver sur le grill de l'horreur. Malheur aux victimes désignées par la grande loterie divine : ils auront à disparaître dans un paysage anthracite, absorbés par la boue ou évaporés à la flamme du phosphore. Quelle leçon faut-il tirer de scènes dantesques qui accrochent aux arbres les cadavres d’enfants sanctionnés pour leur lâcheté et broient dans l’immondice les restes sanglants de guerriers malchanceux ? La réponse est à trouver dans le parcours initiatique infligé à la jeune recrue Norman Ellison (Logan Lerman). S’il apprend que la guerre est laide et inévitable, il comprend surtout que l’homme se réalise dans une fraternité guerrière forgée sur l’enclume d’une absurde violence. Initiation au meurtre, apprentissage de la sexualité, éducation à la bagarre virile ou aux collations alcoolisées… Le jeune dactylo formé pour taper soixante mots à la minute est transformé pour flinguer soixante nazis à la seconde, grâce à l’aide bienveillante de son mentor (Brad Pitt) et au rugueux soutien de coéquipiers mi sauvages mi fervents.
Fury est bien, à cet égard, le reflet d’une Amérique qui souffre. Loin des épopées hollywoodiennes des années 1950, qui, fortes de leurs certitudes idéologiques, aseptisaient la guerre, Fury prend le pas des longs métrages du début du XXIe qui, inquiets, interrogent les fondements de l’héroïsme guerrier américain. Dans la lignée de Mémoires de nos pères, d’Inglorious Basterds tout comme de Démineurs et même de Zero Dark Thirty, il faut ici encore lever le voile pour découvrir la part d’ombre de guerriers érigés au rang de héros. Depuis les attentats du 11 septembre et la violente réplique militaire qui a suivi pour traquer les djihadistes, Hollywood peine autant que l’intelligentsia américaine à délimiter clairement les frontières du bien et du mal dans un monde devenu indéchiffrable. Un guerrier peut-il recourir à la violence sauvage pour servir la défense d’une démocratie ? Un héros porte-il forcément en lui les traumas sordides d’une humanité brisée par l’horreur militaire ? Le mal est-il le nécessaire adjuvant du bien, au front comme dans les bureaux du Pentagone ? Utiliser, comme Quentin Tarantino, l’anachronisme moral pour comprendre l’histoire d’une nation à la dérive relève, de la part de David Ayer, d’une faute bien pardonnable…