
"Julie se tait" s’intéresse à tout ce qui peut se passer avant que la personne ne s’exprime"
Professeur de Psychologie du sport et de la santé, Greg Décamps est notamment l’auteur du rapport ministériel "Étude des violences sexuelles dans le sport en France".
Pour avoir travaillé longtemps sur la question des violences sexuelles dans le sport, qu’avez-vous pensé du film Julie se tait ?
La plupart des œuvres qui évoquent la question des violences sexuelles sont centrées sur le moment de la divulgation et/ou en évoquent les conséquences. Julie se tait s’intéresse, et c’est toute l’originalité du film, à tout ce qui peut se passer avant que la personne ne s’exprime. Le film montre qu’une victime a souvent pour réfexe de dissimuler sa souffrance, surtout dans le milieu sportif, et qu’elle peut se taire malgré le soutien de son entourage, malgré la présence de dispositifs d’accueil de la parole. Il est très important de faire comprendre à l’entourage des sportifs, qu’il ne suffit pas toujours d’être à l’écoute et bienveillant pour que les victimes se sentent libres de parler.
On sent que, chez Julie, la première difficulté est de se concevoir comme victime, de comprendre ce qu'elle a vécu.
En effet. Beaucoup de facteurs peuvent expliquer ce manque de repères ainsi que la difficulté à mettre des mots sur ce que l’on a vécu, à commencer par le traumatisme lié aux événements que l’on a pu subir. Mais Julie se tait montre aussi la puissance du phénomène d’emprise. L’emprise qu’exerce son entraîneur sur Julie contribue à la perte de ses repères, la laisse dans l’incertitude et l’incompréhension. La personne vers laquelle elle a l’habitude de se tourner est justement son bourreau. On voit dans le film que c’est à lui qu’elle demande spontanément des explications, pour comprendre ce qui est arrivé à sa camarade. À ce propos, le film montre avec justesse que l’emprise ne s’arrête pas forcément quand il y a séparation physique : avec les smartphones, les communications numériques, les réseaux sociaux, l’emprise peut tout à fait s’exercer à distance.
Julie n'est d’abord pas présentée comme une victime. Elle est avant tout montrée comme une championne en devenir, une compétitrice. En quoi le contexte du sport de haut niveau est-il un facteur de risque pour des jeunes ?
On sait que l'environnement sportif est propice au silence : un sportif apprend très tôt à se taire et à obéir, à appliquer sans discuter les consignes de l’entraîneur, des encadrants, des dirigeants, toutes ces personnes censées savoir ce qui est bon pour lui. Le sportif a aussi un rapport particulier à la souffrance, physique comme psychologique : on lui apprend à endurer la douleur, la défaite, l’humiliation, il intègre très tôt qu’il s’agit de passages soit disant obligés pour devenir un champion. Parmi les contextes sportifs qui sont très à risques d’amener un sportif à accepter l’inacceptable, et c’est justement ce qui est montré dans le film, il y a les moments de la carrière sportive qui correspondent à "l'éclosion vers le haut niveau". Quand on sait qu'il y a plein d’autres jeunes qui se battent pour prendre votre place, on ne va pas prendre le risque de tout remettre en cause. Les prédateurs le comprennent très bien, ils jouent sur les fragilités du sportif. Dans le film, on voit bien que c'est seulement lorsque Julie a réussi la sélection de l'épreuve qu’elle convoitait qu’elle peut se mettre à parler. Le problème auquel sont confrontés les champions c’est qu’ils sont en permanence dans ce contexte de compétition. Et, bien souvent, ils attendent que leur carrière soit terminée pour exposer les faits qu’ils sont subis. Je voudrais ajouter aussi, pour nuancer et compléter le film, qu’il ne faut pas stigmatiser les entraîneurs comme étant toujours les agresseurs potentiels. La majorité des violences sexuelles dans le sport sont des violences "horizontales", c’est-à-dire que dans la plupart des cas ce sont des sportifs qui qu’en prennent à d’autres sportifs.
Plusieurs champions et championnes (Michael Phelps, Simone Biles, Naomi Osaka…) ont récemment porté à l'attention du grand public des problèmes de santé mentale des sportifs. Pensez que cette problématique est suffisamment prise en compte dans le sport de haut niveau ?
Elle est prise en compte au niveau organisationnel, dans les comités olympiques, les fédérations, les objectifs d'établissement. Toutes ces structures ont pris conscience que la santé mentale de l’athlète doit être au cœur du projet sportif. Mais ce n’est pas encore suffisamment le cas au niveau du terrain. De manière plus large, il reste très difficile pour un sportif ou une sportive de dire qu’il souffre ou a souffert d'une dépression. On sait pourtant que les différentes formes de dépression touchent plus de la moitié des individus au moins une fois dans leur vie. L'image que l’on se fait du sportif de haut niveau est incompatible avec cette idée de la dépression, on considère encore les athlètes comme invincibles, ce qui rend encore plus difficile pour les athlètes "d’avouer" leurs troubles ou leurs simples faiblesses.
Le film est assez intéressant parce qu'il montre qu’à la fois Julie est très entourée, mais qu’elle est dans une grande solitude.
Cette solitude est probablement la conséquence négative de la non-divulgation. L'entourage familial est présent et bienveillant. Julie est aussi appréciée de ses camarades, elle a donc un entourage social qui est très soutenant. Et la structure dans laquelle elle évolue met en place un dispositif destiné à accueillir la parole dans des conditions où la confidentialité est bien respectée. Malgré toutes ces mains tendues qui pourraient lui permettre de prendre conscience de quoi elle a été victime et d'en parler, "Julie se tait" et, pire, elle se tourne vers son prédateur. Il s’agit aussi d’une façon de se protéger des conséquences attendues de la divulgation. Très souvent, les victimes ont peur que leurs paroles génèrent énormément de conséquences négatives et que de toute façon elles ne seront pas crues. Dans la réalité, on sait que c’est l’inverse : parler a des effets majoritairement positifs et cela permet d’être accompagné et protégé.
Ce qui pousse Julie à parler dans le film, c’est aussi de prendre conscience qu’il y a d’autres victimes, réelles ou potentielles.
Oui. Très souvent, le désir de protéger les autres fait partie des facteurs qui poussent les victimes à parler. Elles se disent que "si je parle ça aidera les autres à parler et ça empêchera mon agresseur de recommencer. C'est valable dans d'autres contextes, également par exemple dans le champ des violences conjugales où les femmes décident de parler lorsqu’elles ont peur que l’homme s’en prenne aux enfants, ou dans les cas d’inceste où les enfants agressés ont peur que les frères et sœurs se fassent agresser à leur tour.
Vous avez commencé à travailler sur ce sujet au début des années 2000. Deux décennies après, est-ce que les choses avancent ?
Les choses ont avancé dans le sens où, il y a vingt ans, la grande majorité des personnes à qui on parlait du sujet des violences sexuelle dans le sport tombaient des nues. La réaction c’était d’abord "Je n’ai jamais entendu parler de ça" puis "Je n’aurais jamais imaginé que ça puisse exister". Aujourd’hui plus personne ou presque ne tient ce discours-là. Maintenant, tout le monde a déjà entendu des violences sexuelles, après toutes les divulgations qui ont pu avoir lieu dans les milieux artistiques, le sport, la religion, la politique, etc. Il y a une meilleure éducation et une plus grande vigilance chez les jeunes, qui sont davantage conscients de ce qui se fait ou ce qui ne se fait pas. Les jeunes entre 15 et 25 ans sont maintenant beaucoup plus au clair sur la notion de consentement, la définition du viol, les différents types d’agression, etc. Ces connaissances protègent, ou tout du moins réduisent les risques de subir de tels agissements.
Et du côté des institutions ?
Les institutions ont avancé, également. Il y a aussi des professions, comme les gendarmes, qui ont nettement amélioré leur protocole de recueil de la parole des victimes. Dans tous les secteurs, de plus en plus d’encadrants, entraîneurs ou dirigeants, sont formés à ces problématiques. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de violences sexuelles ou sexistes, de propos violents ou discriminatoires, mais les intervenants qui vont interagir avec les jeunes ont été en général sensibilisés à ces questions. Néanmoins, le film nous rappelle qu’il ne suffit pas de mettre en place un protocole qui paraît solide, pour se dire que la situation est sous contrôle. Ces problématiques de violences doivent être pour les institutions un sujet de vigilance permanente. Car, comme nous le montre l’exemple de Julie, le chemin vers la parole est toujours douloureux et difficile.