La famille dans le cinéma contemporain

La famille dans le cinéma contemporain

En guise d'apéritif au Festival Un Etat du monde et du cinéma 2010, nous publions la retranscription d'une conférence donnée lors de la première édition du Festival (2009), par le sociologue François de Singly. [> Voir également la conférence L'irruption des nouvelles images par le psychologue Serge Tisseron]

D’après la conférence donnée par François de Singly* au Forum des Images lors du Festival Un Etat du monde et du cinéma 2009 Cette conférence a été entrecoupée d'extraits des films suivants, que nous ne pouvons reproduire ici : Les Berkman se séparent de Noah Baumbach (2005) Little Miss Sunshine de Jonathan Dayton et Valerie Faris (2005) Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin (2008) L’Heure d’été d’Olivier Assayas (2008)

Nous remercions le Forum des Images et François de Singly pour nous avoir permis de mettre en ligne cette retranscription. NB : Cette retranscription, a été réalisée à partir de notes prises lors de la conférence, et n’a pas été relue pas François de Singly : elle n’engage donc que le site Zérodeconduite.net. Introduction : famille et l’individualisme La sociologie de la famille est un sujet intéressant parce qu’elle charrie de l’imaginaire : on étudie certes des pratiques, mais également de l’imaginaire, d’où l’intérêt de l’étudier par le biais de la fiction. Les films dont on va voir des extraits sont à l’image de la vision contradictoire de la famille contemporaine : il y a à la fois un regard bienveillant sur la famille et un regard plus critique. La famille reste une valeur attractive pour nos contemporains , mais elle se heurte à un impératif, qui est celui de rester soi-même. La problématique pourrait tenir dans cette phrase : comment être soi-même avec les autres ? Il n’y a d’ailleurs peut-être pas de contradiction : dans Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin, le père lit un texte de Nietzsche, qui dit : « Chacun est à soi-même le plus lointain. » Or si chacun est à soi-même le plus lointain, c’est en restant avec ses proches que l’on peut être soi-même ! Emile Durkheim, le père de la sociologie française, a écrit de très beaux textes sur l’individualisme comme « religion du monde moderne » au moment de l’affaire Dreyfus (qui posait justement la question de l’émancipation). C’est très audacieux et novateur pour l’époque, c’est d’autant plus vrai aujourd’hui. Mais cette contradiction que l’on va voir dans les extraits, on la retrouve déjà chez Durkheim : dans un autre texte (L’Education morale), il écrit également : « Il y a un plaisir à dire nous au lieu de dire moi ». La famille comme patrimoine Est-ce qu’on peut trouver une définition de la famille ? Dans ces extraits la famille se définit de la manière la plus traditionnelle qui soit : par son patrimoine. Dans L’Heure d’été, la mort de la mère pose la question de l’héritage. Qu’est-ce qui reste de leur famille, de quoi est-elle faite désormais ? Il y a une remise en cause du patrimoine à travers l’héritage. Dans Les Berkman se séparent la question est celle du divorce. Comment diviser (la résidence alternée) ce qui faisait unité jusque-là ? Dès que l’on divise, on est obliger de compter, et ça c’est extrêmement difficile par rapport à l’imaginaire amoureux (« Quand on aime on ne compte pas. ») C’est une question qui se pose, de manière plus légère, au moment des fêtes par exemple : le rapport entre valeur affective et valeur monétaire. Si l’on fait des cadeaux à plusieurs enfants, ou a plusieurs frères et sœurs par exemple, on est soumis à des injonctions contradictoires : il faut faire un cadeau d’égale valeur à chacun (pour montrer qu’on les aime tous autant), et en même temps un cadeau personnalisé (pour montrer qu’on aime chacun de manière différente)… C’est pourquoi dans les grandes familles la pratique du tirage au sort se répand. On le voit bien dans L’Heure d’été, où se pose la question du patrimoine. Les trois enfants (Charles Berling, Jérémie Rénier, Juliette Binoche) représentent trois attitudes différentes face à l’héritage. Il y a celui (Jérémie Rénier) qui veut tout bazarder et toucher un gros chèque. Il y a Charles Berling qui veut tout conserver. On peut penser qu’il a la position de l’aîné, de l’héritier, une position presque théorique : son obsession est de conserver le patrimoine et de le « transmettre » à son tour aux petits enfants, mais du coup on a l’impression qu’il n’est finalement pas attaché à cet héritage. A la fin quand tout est vendu il ne veut rien prendre. Et puis il y a la fille, Juliette Binoche, celle qui est en apparence la plus moderne, la plus détachée, la plus mobile, et qui se révélera la vraie héritière (elle est déjà, par son activité, la continuatrice de l’oncle peintre). Au moment où tout est bradé, elle prend le plateau : elle définit elle-même son propre héritage, ce qu’elle veut garder. Elle ne veut pas de la maison, elle s’y sentirait prisonnière, mais elle garde le plateau. Elle raconte un rêve qu’elle a fait, et parle d’une « feuille qui reprend racine ». C’est très symbolique du rapport contemporain à la famille : on veut à la fois être avec et séparé, on veut des racines, mais des racines qui soient comme des ailes, portables, comme ce plateau. Le lien Dans Un Conte de Noël se pose également la question du lien, de manière beaucoup corrosive cette fois. Le film est très intéressant à étudier en référence à la théorie du don (et du contre-don) de Marcel Mauss. Dans le film il y a ce paradoxe du cadeau d’argent : la sœur d’Henri (Mathieu Amalric) offre à son frère de lui payer ses dettes, mais en échange demande son bannissement. Dans la théorie de Mauss le don appelle le contre-don, c’est une manière de créer du lien. Là la sœur réclame un contre-don paradoxal : la rupture du lien, précisément. C’est d’autant plus intéressant que ça se passe au moment de Noël, et on retrouve le thème des cadeaux : ainsi en guise de cadeau Henri donne un chèque à son père, ce qui est une forme de transgression, qui répond à l’absence de lien justement (sa mère, Catherine Deneuve, qui lui dit : « je ne t’ai jamais aimé »). Les parents ou grands-parents peuvent offrir de l'argent aux plus jeunes, c'est une façon positive de reconnaître de manière positive leur autonomie (je ne sais pas ce que tu aimes, je te laisse choisir…). Dans l'autre sens en revanche c'est transgressif.

La famille : mémoire et soutien A partir des extraits que l’on a vu, on peut donner une autre définition de la famille, au delà du patrimoine. Quand il n’y a plus de patrimoine, la famille c’est à la fois un peu de mémoire et un peu de soutien. En ce qui concerne la mémoire, on voit que les souvenirs sont très présents dans les films. Le paradoxe de la mémoire c’est qu’elle mêle du collectif (des événements vécus en commun) et de l’individuel (les individus ne se rappellent pas forcément des mêmes événements, ou pas de la même façon). Les souvenirs familiaux c’est une appropriation personnelle d’une mémoire collective : chacun prend ses propres petits bouts. C’est vrai si l’on exclut les souvenirs recréés, à partir de l’album de famille par exemple. La famille c’est aussi un peu de soutien, quand tout le reste fout le camp. On voit ça très bien dans Little Miss Sunshine, qui est un peu l’envers d’Un Conte de Noël. C'est un film amoral mais profondément joyeux. Tous les personnages sont dans une situation lamentable (le père est un raté, l’oncle est suicidaire, le grand-père est drogué et lit des revues porno), mais ils vont soutenir l’adolescent (qui voit son rêve de devenir pilote s’écrouler) et la petite fille lors du concours. Ce collectif n'existe plus par la solidarité de ses membres : la famille ce sont des gens sur qui on peut compter. * François de Singly, est un sociologue français (Professeur de sociologie à l'université Paris Descartes, Directeur du Centre de Recherche sur les Liens sociaux (Cerlis)), spécialiste de la sociologie de la famille. Il est l'auteur notamment de : Comment aider l'enfant à devenir lui-même ?, 2009, A Colin Les sociologies de l'individu, 2009. A. Colin - Collection 128, en collaboration avec Danilo Martuccelli 
L'injustice ménagère, 2008, A. Colin (réédition Pluriel-Hachette)

En guise d'apéritif au Festival Un Etat du monde et du cinéma 2010, nous publions la retranscription d'une conférence donnée lors de la première édition du Festival (2009), par le sociologue François de Singly. [> Voir également la conférence L'irruption des nouvelles images par le psychologue Serge Tisseron]

D’après la conférence donnée par François de Singly* au Forum des Images lors du Festival Un Etat du monde et du cinéma 2009 Cette conférence a été entrecoupée d'extraits des films suivants, que nous ne pouvons reproduire ici : Les Berkman se séparent de Noah Baumbach (2005) Little Miss Sunshine de Jonathan Dayton et Valerie Faris (2005) Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin (2008) L’Heure d’été d’Olivier Assayas (2008)

Nous remercions le Forum des Images et François de Singly pour nous avoir permis de mettre en ligne cette retranscription. NB : Cette retranscription, a été réalisée à partir de notes prises lors de la conférence, et n’a pas été relue pas François de Singly : elle n’engage donc que le site Zérodeconduite.net. Introduction : famille et l’individualisme La sociologie de la famille est un sujet intéressant parce qu’elle charrie de l’imaginaire : on étudie certes des pratiques, mais également de l’imaginaire, d’où l’intérêt de l’étudier par le biais de la fiction. Les films dont on va voir des extraits sont à l’image de la vision contradictoire de la famille contemporaine : il y a à la fois un regard bienveillant sur la famille et un regard plus critique. La famille reste une valeur attractive pour nos contemporains , mais elle se heurte à un impératif, qui est celui de rester soi-même. La problématique pourrait tenir dans cette phrase : comment être soi-même avec les autres ? Il n’y a d’ailleurs peut-être pas de contradiction : dans Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin, le père lit un texte de Nietzsche, qui dit : « Chacun est à soi-même le plus lointain. » Or si chacun est à soi-même le plus lointain, c’est en restant avec ses proches que l’on peut être soi-même ! Emile Durkheim, le père de la sociologie française, a écrit de très beaux textes sur l’individualisme comme « religion du monde moderne » au moment de l’affaire Dreyfus (qui posait justement la question de l’émancipation). C’est très audacieux et novateur pour l’époque, c’est d’autant plus vrai aujourd’hui. Mais cette contradiction que l’on va voir dans les extraits, on la retrouve déjà chez Durkheim : dans un autre texte (L’Education morale), il écrit également : « Il y a un plaisir à dire nous au lieu de dire moi ». La famille comme patrimoine Est-ce qu’on peut trouver une définition de la famille ? Dans ces extraits la famille se définit de la manière la plus traditionnelle qui soit : par son patrimoine. Dans L’Heure d’été, la mort de la mère pose la question de l’héritage. Qu’est-ce qui reste de leur famille, de quoi est-elle faite désormais ? Il y a une remise en cause du patrimoine à travers l’héritage. Dans Les Berkman se séparent la question est celle du divorce. Comment diviser (la résidence alternée) ce qui faisait unité jusque-là ? Dès que l’on divise, on est obliger de compter, et ça c’est extrêmement difficile par rapport à l’imaginaire amoureux (« Quand on aime on ne compte pas. ») C’est une question qui se pose, de manière plus légère, au moment des fêtes par exemple : le rapport entre valeur affective et valeur monétaire. Si l’on fait des cadeaux à plusieurs enfants, ou a plusieurs frères et sœurs par exemple, on est soumis à des injonctions contradictoires : il faut faire un cadeau d’égale valeur à chacun (pour montrer qu’on les aime tous autant), et en même temps un cadeau personnalisé (pour montrer qu’on aime chacun de manière différente)… C’est pourquoi dans les grandes familles la pratique du tirage au sort se répand. On le voit bien dans L’Heure d’été, où se pose la question du patrimoine. Les trois enfants (Charles Berling, Jérémie Rénier, Juliette Binoche) représentent trois attitudes différentes face à l’héritage. Il y a celui (Jérémie Rénier) qui veut tout bazarder et toucher un gros chèque. Il y a Charles Berling qui veut tout conserver. On peut penser qu’il a la position de l’aîné, de l’héritier, une position presque théorique : son obsession est de conserver le patrimoine et de le « transmettre » à son tour aux petits enfants, mais du coup on a l’impression qu’il n’est finalement pas attaché à cet héritage. A la fin quand tout est vendu il ne veut rien prendre. Et puis il y a la fille, Juliette Binoche, celle qui est en apparence la plus moderne, la plus détachée, la plus mobile, et qui se révélera la vraie héritière (elle est déjà, par son activité, la continuatrice de l’oncle peintre). Au moment où tout est bradé, elle prend le plateau : elle définit elle-même son propre héritage, ce qu’elle veut garder. Elle ne veut pas de la maison, elle s’y sentirait prisonnière, mais elle garde le plateau. Elle raconte un rêve qu’elle a fait, et parle d’une « feuille qui reprend racine ». C’est très symbolique du rapport contemporain à la famille : on veut à la fois être avec et séparé, on veut des racines, mais des racines qui soient comme des ailes, portables, comme ce plateau. Le lien Dans Un Conte de Noël se pose également la question du lien, de manière beaucoup corrosive cette fois. Le film est très intéressant à étudier en référence à la théorie du don (et du contre-don) de Marcel Mauss. Dans le film il y a ce paradoxe du cadeau d’argent : la sœur d’Henri (Mathieu Amalric) offre à son frère de lui payer ses dettes, mais en échange demande son bannissement. Dans la théorie de Mauss le don appelle le contre-don, c’est une manière de créer du lien. Là la sœur réclame un contre-don paradoxal : la rupture du lien, précisément. C’est d’autant plus intéressant que ça se passe au moment de Noël, et on retrouve le thème des cadeaux : ainsi en guise de cadeau Henri donne un chèque à son père, ce qui est une forme de transgression, qui répond à l’absence de lien justement (sa mère, Catherine Deneuve, qui lui dit : « je ne t’ai jamais aimé »). Les parents ou grands-parents peuvent offrir de l'argent aux plus jeunes, c'est une façon positive de reconnaître de manière positive leur autonomie (je ne sais pas ce que tu aimes, je te laisse choisir…). Dans l'autre sens en revanche c'est transgressif.

La famille : mémoire et soutien A partir des extraits que l’on a vu, on peut donner une autre définition de la famille, au delà du patrimoine. Quand il n’y a plus de patrimoine, la famille c’est à la fois un peu de mémoire et un peu de soutien. En ce qui concerne la mémoire, on voit que les souvenirs sont très présents dans les films. Le paradoxe de la mémoire c’est qu’elle mêle du collectif (des événements vécus en commun) et de l’individuel (les individus ne se rappellent pas forcément des mêmes événements, ou pas de la même façon). Les souvenirs familiaux c’est une appropriation personnelle d’une mémoire collective : chacun prend ses propres petits bouts. C’est vrai si l’on exclut les souvenirs recréés, à partir de l’album de famille par exemple. La famille c’est aussi un peu de soutien, quand tout le reste fout le camp. On voit ça très bien dans Little Miss Sunshine, qui est un peu l’envers d’Un Conte de Noël. C'est un film amoral mais profondément joyeux. Tous les personnages sont dans une situation lamentable (le père est un raté, l’oncle est suicidaire, le grand-père est drogué et lit des revues porno), mais ils vont soutenir l’adolescent (qui voit son rêve de devenir pilote s’écrouler) et la petite fille lors du concours. Ce collectif n'existe plus par la solidarité de ses membres : la famille ce sont des gens sur qui on peut compter. * François de Singly, est un sociologue français (Professeur de sociologie à l'université Paris Descartes, Directeur du Centre de Recherche sur les Liens sociaux (Cerlis)), spécialiste de la sociologie de la famille. Il est l'auteur notamment de : Comment aider l'enfant à devenir lui-même ?, 2009, A Colin Les sociologies de l'individu, 2009. A. Colin - Collection 128, en collaboration avec Danilo Martuccelli 
L'injustice ménagère, 2008, A. Colin (réédition Pluriel-Hachette)