La Piel que habito (La peau que j'habite)
Un chirurgien esthétique de renommée mondiale, Roberto Ledgard, éperdu d'amour pour son épouse défunte, conserve prisonnière une mystérieuse jeune femme dans sa résidence luxueuse. Qui est-elle ? Thriller à cheval sur les genres , "film trans" par excellence, le dernier opus d'Almodóvar, s'il rend hommage à un certain cinéma, interroge aussi et surtout la mythologie de la création. Antonio Banderas incarne un homme séduisant mais froid, dont l'élégance rappelle Cary Grant dans ses rôles les plus ambigus, que ce soit Les Enchaînés ou Soupçons. Mais il est également médecin, et en tant que tel il va évoquer les figures du savant : le docteur Frankenstein, le médecin des Yeux sans visage de Georges Franju ou le savant de Metropolis. Enfin, sa cruauté sans freins et sa volonté de puissance le rapprocheront du comte Zaroff ou du docteur Moreau. Almodóvar navigue comme d'habitude en eaux troubles et rend hommage aux cinémas de genre : thriller hitchockien, film d'anticipation, mélodrame, il ne trouve jamais son style qu'en ressassant ses modèles à l'infini… Mais l'hommage n'est chez lui jamais loin de la parodie, et quand Banderas enfile un masque on aperçoit soudain Fantômas derrière Cary Grant. De fait ce sont davantage les références mythologiques qui éclairent le film, à commencer par le mythe de Pygmalion, amoureux fou de sa statue qui fond comme cire au soleil sous son étreinte, une fois que Venus aura répondu à son offrande (mais de cette union naîtra Myrrha, la fille incestueuse). Or, si Roberto s'apparente à Pygmalion, Vera est à la fois statue, fille et tueuse, c'est aussi un personnage de fantôme comme il en apparaît chez Villiers de l'Ile-Adam. On pense également à la transgression du docteur Frankenstein qui chez Shelley défie les lois de la création et ne songe qu'au corps sans se préoccuper de l'âme.
Quels sont les rapports entre le créateur et sa créature ? Amour, haine, filiation, désir, rivalité ? Vera n'est-elle pas aussi une créatrice (elle s'inspire de Louise Bourgeois) qui trouve dans l'art les ressources pour survivre ? La chimère est-elle sensible (on peut légitimement se demander si sa peau, insensible aux brûlures, réagit aux caresses). Le film distille un certain malaise (en cela on pourait le rapprocher de Michael de Markus Schleinzer, autre histoire de réclusion forcée), car il pose toute une série de questions éthiques auxquelles il choisit de ne pas répondre : comme dans Parle avec elle, le spectacle almodóvarien les emporte avec lui. Comme le dit le personnage de Marisa Paredes, "Nous sommes des vampires". Le vampire c'est celui qui se nourrit du sang des autres pour vivre, pour survivre. Almodóvar se nourrit de ses réalisateurs fétiches, comme Ledgard se nourrit de Vera, ce sont des créateurs... inquiétants.
La Piel que habito, de Pedro Almodóvar, Espagne, 117 mn, Sélection Officielle (en compétition)