La Vie moderne : je vous parle d’un temps…

La Vie moderne : je vous parle d’un temps…

La Vie moderne est à l’image de son dernier plan, un long travelling-arrière sur une route de campagne, "à la plus belle heure du jour et la plus belle époque de l’année" (six heures du soir en automne) : crépusculaire. Raymond Depardon y clôt le travail de captation des derniers témoignages de la civilisation rurale française, entamé avec les deux premiers volets de Profils paysans : L’Approche et Le Quotidien.Mais en même temps qu’il achève une trilogie, La Vie moderne échappe au cadre délimité par les premiers épisodes : ce nouvel opus bénéficie de moyens techniques qui permettent de magnifier (notamment par le format scope) visages et paysages. Surtout, son approche du sujet a évolué : enfin réconcilié avec ses origines (il le dit en voix-off), Raymond Depardon a intégré sa présence au dispositif. On l’entend ainsi en narrateur introduisant chacune des séquences par une présentation des lieux et des personnages, mais également pendant les entretiens.Mais le principe, lui, n’a pas changé : donner à voir (des paysages, des intérieurs, des corps, des visages) et à entendre (principalement des voix) ce que le cinéma français a soigneusement laissé de côté depuis 1945 (dans une interview Raymond Depardon évoque le "complexe rural" du cinéma français, qui a associé la terre et les paysans à l’imaginaire pétainiste). Le dispositif filmique frappe par sa frontalité : filmés généralement dans leur cuisine, assis à table, les personnages sont face à nous. La Vie moderne est aussi, et surtout, un grand film sur le langage : il nous donne à écouter un parler rural, régional, qui tranche avec la "langue cinématographique" française, ultra majoritairement parisienne (Ch’tis mis à part bien sûr). Encore que le silence y ait toute sa place : hochements de tête, réponses sybillines, phrases laissées en suspens, les paysans lozériens sont des taiseux, et le réalisateur intervieweur doit les relancer sans cesse.Sur le ton de la conversation, il les interroge sur leur condition, sur leur travail, le plaisir qu’ils y prennent et la peine qu’il leur donne, mais aussi sur ce que devient le voisin de l’autre côté de la crête ou le temps qu’il fait cette saison. Malgré le peu de "densité" et le caractère souvent anodin des échanges, on sent tout de même l’Histoire qui passe, et que l’on assiste à la fin d’un monde : les réalités économiques qui sur cette terre ingrate découragent les éventuels successeurs et repreneurs ; et surtout l’inadéquation d’un mode de vie ancestral avec l’aspiration des nouvelles générations au bonheur et à l’épanouissement individuels.Document incomparable (dont on pourra se servir en classe pour illustrer le passé et le présent de l’agriculture française), La Vie moderne fera certainement œuvre d’histoire. En attendant, il procure un grand plaisir de cinéma. La Vie moderne de Raymond Depardon, 88 mn, FranceSélection Officielle, Un certain regard

La Vie moderne est à l’image de son dernier plan, un long travelling-arrière sur une route de campagne, "à la plus belle heure du jour et la plus belle époque de l’année" (six heures du soir en automne) : crépusculaire. Raymond Depardon y clôt le travail de captation des derniers témoignages de la civilisation rurale française, entamé avec les deux premiers volets de Profils paysans : L’Approche et Le Quotidien.Mais en même temps qu’il achève une trilogie, La Vie moderne échappe au cadre délimité par les premiers épisodes : ce nouvel opus bénéficie de moyens techniques qui permettent de magnifier (notamment par le format scope) visages et paysages. Surtout, son approche du sujet a évolué : enfin réconcilié avec ses origines (il le dit en voix-off), Raymond Depardon a intégré sa présence au dispositif. On l’entend ainsi en narrateur introduisant chacune des séquences par une présentation des lieux et des personnages, mais également pendant les entretiens.Mais le principe, lui, n’a pas changé : donner à voir (des paysages, des intérieurs, des corps, des visages) et à entendre (principalement des voix) ce que le cinéma français a soigneusement laissé de côté depuis 1945 (dans une interview Raymond Depardon évoque le "complexe rural" du cinéma français, qui a associé la terre et les paysans à l’imaginaire pétainiste). Le dispositif filmique frappe par sa frontalité : filmés généralement dans leur cuisine, assis à table, les personnages sont face à nous. La Vie moderne est aussi, et surtout, un grand film sur le langage : il nous donne à écouter un parler rural, régional, qui tranche avec la "langue cinématographique" française, ultra majoritairement parisienne (Ch’tis mis à part bien sûr). Encore que le silence y ait toute sa place : hochements de tête, réponses sybillines, phrases laissées en suspens, les paysans lozériens sont des taiseux, et le réalisateur intervieweur doit les relancer sans cesse.Sur le ton de la conversation, il les interroge sur leur condition, sur leur travail, le plaisir qu’ils y prennent et la peine qu’il leur donne, mais aussi sur ce que devient le voisin de l’autre côté de la crête ou le temps qu’il fait cette saison. Malgré le peu de "densité" et le caractère souvent anodin des échanges, on sent tout de même l’Histoire qui passe, et que l’on assiste à la fin d’un monde : les réalités économiques qui sur cette terre ingrate découragent les éventuels successeurs et repreneurs ; et surtout l’inadéquation d’un mode de vie ancestral avec l’aspiration des nouvelles générations au bonheur et à l’épanouissement individuels.Document incomparable (dont on pourra se servir en classe pour illustrer le passé et le présent de l’agriculture française), La Vie moderne fera certainement œuvre d’histoire. En attendant, il procure un grand plaisir de cinéma. La Vie moderne de Raymond Depardon, 88 mn, FranceSélection Officielle, Un certain regard