"Le décrochage scolaire reflète les inégalités sociales"

Entretien
de Agnès Mollia et Xabi Mollia
2022

Quelle est l’ampleur du décrochage scolaire en France ? Le nombre d’élèves qui sortent du système scolaire sans diplôme a-t-il tendance à augmenter ou à baisser ces dernières années ?
Pierre-Yves Bernard : Il faut d’abord se mettre d’accord sur les termes. Ce que l’on appelle le « décrochage scolaire » aujourd’hui équivaut aux sorties sans diplôme d’il y a vingt ans. Il désigne donc les jeunes qui sortent du système éducatif sans avoir obtenu au minimum un CAP ou un baccalauréat. Les diplômés qui ont commencé une formation de second cycle mais qui l’ont arrêtée sont aussi inclus dans les statistiques de l’Éducation nationale. Par exemple, un élève qui aurait commencé un bac pro et l’aurait interrompu est considéré comme décrocheur, même s’il a un CAP. Ces situations restent cependant marginales. Les sortants du système éducatif sans diplôme sont autour de 12%, soit plus d’un jeune sur dix. Cela représente 80 000 jeunes sur des promotions de 700 000 élèves. L’ampleur est significative mais la tendance est à la baisse.   

Historiquement, à quelle époque a-t-on pris conscience du phénomène du décrochage ? Les actions mises en œuvre ont-elles permis d’endiguer le phénomène ?
P.-Y. B. : Les premiers dispositifs pour lutter contre les sorties problématiques du système éducatif sont mis en place à la fin des années 1970, mais il faut attendre le début des années 80 pour que le décrochage scolaire ne devienne un vrai sujet de préoccupation. Le problème à l’époque ce ne sont pas les sorties sans diplôme, telles que nous les définissons aujourd’hui, mais les sorties sans qualifications. En effet, à l’époque, près de la moitié des jeunes sort de l’école sans diplôme, il est donc difficile de considérer qu’ils sont tous dans une situation problématique. Un jeune qui sort de deux ans de CAP est alors considéré comme « qualifié », même s’il n’a pas obtenu le diplôme.
Les premières mesures contre le décrochage scolaire sont prises au début des années 80 à la suite du rapport Schwartz, dont la plus visible est la création des missions locales, chargées d’accueillir cette jeunesse en difficulté. L’idée est de construire avec eux des solutions d’insertion professionnelle. Dans les années 90 est créée la Mission Générale d’Insertion (MGI). En 2000, le Sommet de Lisbonne préconise une action forte sur le décrochage scolaire. L’idée est d’augmenter le niveau de formation de la jeunesse partout en Europe et de réduire à moins de 10% la part des jeunes sans diplômes parmi les 18-24 ans. En France, les politiques de la ville mettent également le doigt sur le problème, et des événements comme la crise des banlieues de 2005 renforcent la prise de conscience.
Une fenêtre s’ouvre ainsi autour de 2006-2009 et l’expression « décrochage scolaire » commence à rentrer dans le langage administratif. En 2013, la Mission Générale d’Insertion devient la Mission de Lutte contre le décrochage scolaire.
L’idée est alors de prendre en charge ces jeunes et de trouver des solutions. Le décrochage est redevenu une problématique première avec la crise sanitaire, après une petite parenthèse entre 2017 et 2020.

Un bon début présente le parcours de plusieurs jeunes qui ont des situations personnelles et familiales compliquées. Quels sont les facteurs qui favorisent le décrochage scolaire chez les adolescent·es ?
P.-Y. B. : Le film traduit bien la réalité des parcours de ces jeunes. Il faut préciser qu’il s’agit de jeunes mineurs de moins de 16 ans, sous obligation scolaire, en rupture avec l’école. Toutes les études montrent qu’il s’agit du public le plus désavantagé, le plus touché par les problématiques que l’on voit dans le film : placement, structures familiales défaillantes, souffrances psychiques, phobie scolaire… Notons cependant que la réalité du décrochage scolaire est plus large que cela : une grande partie du phénomène se manifeste à partir de 16 ans, plutôt dans l’enseignement professionnel.
Une situation de précarité économique et sociale, de fragilité, va souvent avoir un effet sur la scolarité des enfants. Nous le voyons bien dans le film : les ruptures et les moments familiaux difficiles vont impacter le parcours scolaire de manière parfois très forte. Cela ne veut évidemment pas dire que tous les jeunes des milieux populaires décrochent, mais le décrochage scolaire reflète les inégalités sociales. On le voit également au niveau géographique :  il y a moins de décrochage dans l’ouest de la France que dans le nord. On note aussi qu’il y a plus de garçons décrocheurs que de filles. Le rapport à la norme scolaire est plus facile dans les socialisations féminines et plus compliqué dans des socialisations masculines qui valorisent une certaine affirmation de soi dans le conflit.
Cependant, il est très compliqué de parler de facteurs généraux. Parfois, il suffit d’un traumatisme à un moment de la scolarité pour que tout bascule. La question du rapport à l’école et de la façon dont on accueille les jeunes qui peuvent être un peu différents, un peu éloignés de la norme scolaire est très importante.

La classe du film est composée d’un nombre d’élèves limité. Le suivi au cas par cas est-il primordial pour ces élèves en difficulté ?
P.-Y. B.
: Oui et on le voit bien dans le film : l’équipe pédagogique fait un travail sur mesure, très individualisé, de partenariat avec les familles mais aussi avec les éducateurs pour les jeunes qui sont en foyer. Cela nécessite beaucoup de temps et n’est réalisable qu’avec des petits effectifs.

Un bon début montre aussi des parents qui semblent souvent dépassés par les événements. Quel rôle ont-ils à jouer pour redonner à leurs enfants l’envie d’aller à l’école ?
P.-Y. B. : Dans le film, l’équipe pédagogique affiche une volonté très forte d’inclure la famille. Toutes les études le montrent : les parents ont un rôle très important à jouer. Le manque d’implication des proches est un facteur de décrochage surtout quand il s’ajoute à d’autres difficultés : parcours chaotiques, précarité, distance vis-à-vis de la norme scolaire et des apprentissages… Il y a une dizaine d’année, le dispositif de la « Mallette des parents » avait été expérimenté pour informer et impliquer ces derniers dans la vie scolaire. Elle montrait une certaine efficacité.

Plusieurs élèves confient ne pas avoir confiance en leur avenir. L’insertion précoce dans la vie professionnelle est-elle un enjeu important pour lutter contre le décrochage scolaire ?
P.-Y. B. : L’injonction au projet peut être compliquée pour ces jeunes. Non seulement ils sont perdus par rapport à leurs conditions de vie, à leur situation familiale, mais en plus on leur fait choisir leur projet professionnel très tôt. L’enseignement professionnel est d’ailleurs l’endroit où il y a le plus de ruptures et de décrochages scolaires, notamment parce que les orientations, sans forcément avoir été imposées ou contraintes, ont été construites selon ce qui était disponible, selon les classes où il y avait de la place… La vocation n’est pas forcément prise en compte. On demande à ces jeunes de faire un projet professionnel à 14 ans alors même que ce sont ceux pour qui les possibilités offertes sont les plus restreintes.

Pour certains cela fonctionne.
P.-Y. B. : Oui, les univers professionnels peuvent permettre à certains de se réaliser. Une scène du film montre notamment l’exemple de ce jeune qui a du mal à se présenter à l’oral du brevet selon un exercice imposé, mais qui devient très éloquent quand il doit parler de son expérience professionnelle. Plus les jeunes sont dans un projet dans lequel ils réalisent quelque chose, en dehors de prescriptions purement scolaires, plus ils retrouvent de la confiance en eux.

Vous avez étudié le décrochage scolaire sur le terrain. Quels sont les dispositifs qui « marchent » et produisent des résultats ?
P.-Y. B. : Dans les enquêtes de terrain que j’ai pu réaliser ces dernières années, deux expériences me semblent intéressantes. La première concerne les écoles de production, qui sont un réseau d’écoles privées proposant à des jeunes plutôt en difficulté de faire une formation professionnelle, non pas en apprentissage mais sous un statut qui leur permet de produire pour une clientèle. Notre enquête a montré que le travail continu avec la clientèle et l’encadrement étaient très positifs pour ces jeunes. J’ai aussi étudié avec des collègues le service civique combiné. Les jeunes sont la moitié du temps dans un format plutôt scolaire, comme la classe Starter que l’on voit dans Un bon début, et l’autre moitié du temps en mission de service civique d’au moins six mois. Là encore, l’expérience est très positive. Les élèves sont responsabilisés, encadrés, et ils ont quelque chose à produire, ce qui les aide à se reconstruire. Ces jeunes ont souvent vécu une forme de disqualification scolaire. Leur confiance est abîmée, ils ont le sentiment de ne pas être à leur place, de ne pas être reconnus. Le fait d’être dans un milieu dans lequel la reconnaissance ne va pas passer par la note mais par le fait que le travail est fait ou non, cela change tout.

Que retenez-vous du dispositif montré dans le film ?
P.-Y. B. : Le dispositif Starter fonctionne avec le maintien d’une forme scolaire assez forte. Cela m’a frappé : on met des notes, on travaille des textes de Koltès et de La Fontaine… La forme scolaire est classique mais elle fonctionne pour deux raisons. Nous avons déjà parlé de la première : l’équipe pédagogique est attentive aux personnes, elle s’intéresse aux jeunes et à leur environnement social et familial, elle est en lien avec les proches et les éducateurs. La deuxième raison c’est la bienveillance du coordinateur et de l’ensemble de l’équipe pédagogique qui est très soutenante. Ce n’est pas du tout le reflet des pratiques pédagogiques majoritaires. La question que nous devons nous poser est la suivante : pourquoi avons-nous besoin de ces dispositifs ? Il est probable que les choses se passeraient mieux si ce travail d’attention aux personnes et de bienveillance existait dans le cadre du système éducatif ordinaire.