"Le message de "Pachamama" c’est de partager avec la Terre les ressources que l’on produit"
Comment est née l’idée de ce film ?
Juan Antin : Au tout départ j’ai eu une vision, celle des Espagnols débarquant sur les plages d’Amérique Latine. Je souhaitais raconter cette rencontre entre deux mondes, qui s’est construite sur beaucoup de malentendus : les indigènes pensaient avoir affaire à des géants, et les espagnols s’attendaient à trouver des sauvages. Mais plus j’écrivais et je me documentais, plus cette histoire me mettait en colère. J’ai cherché à sublimer cette colère pour me concentrer sur les civilisations indigènes, notamment leur relation à la terre. Je voulais confronter cette relation à la nature au rapport beaucoup plus matérialiste importé par les Espagnols. Plus tard, j’ai rencontré Dider Brunner, le producteur de Kirikou ou d’Ernest et Célestine. Il m’a poussé à retravailler le scénario pour me concentrer sur l’univers des Incas, et à en faire un conte pour enfants. Ce qui collait bien avec notre graphisme, très coloré, très simple…
Maria, vous êtes créditée à la “création artistique”, pouvez-vous nous situer votre travail ?
Maria : J’ai travaillé depuis le début avec Juan sur l’identité graphique du film. Comme le scénario, celle-ci est passée par différentes étapes. Au départ, le film était supposé être en animation en volume, image par image. Je m’étais donc inspirée des techniques de poterie du Nord de l’Argentine et du Pérou. La version finale, en 3D, en garde une texture très minérale.
Quelles ont été vos inspirations esthétiques ?
Maria : Je me suis beaucoup documentée sur les cultures précolombiennes et leurs aspects visuels. J’ai traversé le Nord de l’Argentine, le Pérou, j’ai visité les musées et les sites archéologiques de la région... Ces voyages ont aussi été l’occasion de découvrir les paysages naturels qui entouraient ces sites, la forme des montagnes, la végétation, la lumière et les couleurs. La couleur a une importance particulière en Amérique latine, du fait de la présence constante et écrasante du soleil. Mais je me suis tout de même permis pas mal de libertés. Je prenais des éléments, je les modifiais, les réadaptais, les déplaçais. Certains motifs qu’on peut trouver dans la poterie et dans les textiles de l’époque ont par exemple servi à styliser les paysages du film.
Quelle est la dimension anthropologique du film ?
Juan : La symbolique du film est basée sur la cosmogonie indienne, commune à une majorité de cultures locales. On retrouve un peu partout cette idée de trois mondes séparés : un monde d’en bas, un monde d’en haut, et un monde du milieu…
On retrouve aussi la symbolique des animaux de pouvoir : le condor, qui est l’animal emblématique du village dans le film, représente souvent le monde d’en haut ; le serpent est l’animal du monde d’en bas, il garde les ancêtres ; le puma, qui représente l’empire inca dans le film, est associé au monde du milieu.
Maria : Là encore on a pris quelques libertés, car le but n’était pas de faire un manuel d’anthropologie. Par exemple, les rituels du film s’accompagnent essentiellement de rythmes au tambour. Il y a certains groupes qui pratiquent des rituels au tambour en Amérique Latine, mais dans l’histoire du chamanisme, c’est plutôt une pratique d’Amérique du Nord.
La musique du film est-elle aussi inspirée du monde précolombien ?
Juan : C’est Pierre Hamon qui a écrit et orchestré toute la musique de Pachamama. Pierre est un spécialiste de la musique ancienne, particulièrement de la Renaissance espagnole. Avant de le trouver j’avais déjà quelques idées en tête : pour la première partie du film je voulais utiliser les gammes pentatoniques, et seulement des instruments à vents et des percussions. L’idée était de marquer l’arrivée des espagnols par celle des harmonies occidentales et des instruments à corde. Tout le monde me répétait qu’on ne pouvait pas tenir 40 minutes sans cordes. Pierre a réussi à composer des superbes mélodies de flûtes, si touchantes qu’on en oublie cette absence.
La bande-son est constituée de sonorités étonnantes. Quels instruments a-t-il utilisé ?
Juan : Il a utilisé des tambours, mais aussi des plumes de condor et des vasijas, qui sont des sortes de vases communicants qui en se remplissant d’eau émettent un son particulier. On a utilisé ces vasijas pour la bande son également, pour faire les bruits d’oiseaux. On a essayé de mélanger ces sons avec des sons réels, pour créer quelque chose de magique. Pour moi, la bande son crée la base émotionnelle d’une séquence.
Pouvez-vous expliciter le concept de “pachamama” qui donne son titre au film ?
Juan : La Pachamama c’est la Terre Mère, l’esprit de la terre au sens spirituel. Dans les cultures amérindiennes, l’homme fait partie intégrante de la Pachamama, il n’y a pas de séparation entre les deux. C’est une approche tout à fait différente de notre culture occidentale moderne, dans laquelle l’homme est séparé de la nature et la domine. Cette séparation conduit à une approche matérialiste, qui porte en elle tous les excès que l’on connaît : s’approprier la nature c’est potentiellement la détruire.
Maria : La notion de Pachamama a également inspiré le graphisme. Le film s’ouvre sur des plans des constellations, qui invitent à rentrer dans un état contemplatif, à ne faire plus qu’un avec l’univers. Ensuite ce sont les couleurs et les formes qui permettent de faire le lien entre les personnages et l’environnement qu’ils habitent.
Le film est structuré par l’opposition entre le monde rural et la ville, entre les habitants du village de Tepulpaï et ces “incas” auxquels ils ne s’identifient pas…
Juan : Il s’agissait de montrer que contrairement à une illusion rétrospective, la société inca était riche et diverse : elle était traversée d’oppositions, de rapports de domination. Il y avait des petits villages qui travaillent la terre, comme celui de Tepulpaï, mais également de vraies villes où se regroupait l’élite Inca. On parle d’une société déjà très évoluée : à Cuzco, il y avait par exemple un système d’alimentation en eau très élaboré, que l’on a mis en scène dans le film.
Maria : La civilisation Inca est née à Cuzco, au Pérou. Mais au moment de l’arrivée des Espagnols, leur empire s’était déjà étendu jusqu’au nord de l’Argentine. L’empire Inca est en fait surtout un ensemble d’alliances passées avec d’autres peuples, notamment par des mariages. À cet égard il faudrait parler d’une construction politique plutôt que d’un empire, qui sous-entend une conquête par la force. Les Incas ont fondé un système complexe, codifié, pour gérer les échanges, la production et les récoltes entre ces différents peuples. Ils avaient également mis en place une vraie organisation du travail. Le tout était lié par une langue, le quechua, imposée par les Incas.
Juan : L’idée était de montrer une conquête venant se juxtaposer à une autre conquête. Les incas ont d’abord conquis ce peuple, puis les espagnols ont conquis les incas.
Comment avez-vous travaillé l’écriture des personnages, notamment les héros, Tepulpaï et Naïra, pour que l’identification soit possible, malgré l’éloignement géographique et culturel ?
Juan : Si l’on raconte une histoire authentique, on va forcément toucher à l’universel. Le film parle d’émotions profondes et humaines, et peut résonner chez tout le monde.
Maria : Je crois que les épreuves que doivent surmonter nos héros sont familières aux enfants comme aux adultes : faire confiance à l’autre, expérimenter ses limites, dépasser ses peurs, etc.
Considérez-vous Pachamama comme comme un récit initiatique ?
Juan : Bien sûr ! Tepulpaï et Naïra vont vivre plein d’aventures palpitantes, mais le plus important est leur cheminement intérieur. Au début du film, Tepulpaï n’a aucun respect pour la culture de ses ancêtres. Il veut être chaman pour de mauvaises raisons, parce qu’il trouve que c’est un rôle prestigieux. Il ne comprend pas que la vraie essence du chamanisme, c’est de se mettre au service des autres.
Le film traite de sujets très profonds pour un jeune public : la colonisation, l’écologie, le deuil.
Juan : Mais les enfants sont profonds, et méritent qu’on les prenne au sérieux ! Nous avons toujours cherché à adapter le film aux plus petits, mais en prenant soin de ne pas édulcorer le propos. La violence, par exemple, est toujours suggérée, jamais explicite. Les scènes les plus impressionnantes sont toujours suivies de séquences plus douces, afin de créer une respiration, de relâcher la tension. Par exemple, la mort de la grand-mère est suivie d’une scène humoristique.
Vouliez-vous faire passer un message écologique ?
Juan : Le message c’est qu’il faut partager avec la Terre les ressources qu’on produit, et ne pas tout détruire dans le seul but d’accumuler les richesses. C’est le message défendu par ces peuples pré-colombiens qui nous a inspirés. Ils ont été envahis, volés et expropriés, mais leur culture reste un héritage vivant. Ce film est aussi là pour aider à les mettre en valeur, car elles contiennent des réponses à la crise écologique que nous traversons.
Maria : Cette notion du respect de la terre est présente dans toute la symbolique autour des graines.
Juan : Prenez l’exemple du quinoa. Cette céréale avait disparu pendant 500 ans, interdite par les espagnols pour des raisons pseudo-religieuses, alors qu’il s’agissait surtout de maintenir leurs conquêtes sous contrôle par la menace de la famine. Aujourd’hui, on en retrouve partout, et certaines espèces refont surface.
Maria : L’ironie est que pendant l’écriture et la production du film, nous avons vu se développer, un peu partout dans le monde, une vraie critique du contrôle des semences par de grands groupes comme Monsanto.
Juan : Il est impressionnant de constater à quel point cette civilisation était visionnaire. Son mode de vie reposait sur un cercle vertueux qui pouvait durer éternellement, contrairement à aujourd’hui où on s’évertue à épuiser les ressources de la terre. Mon attachement à l’écologie est inscrit dans la culture des peuples amérindiens. Ces peuples restituaient à la terre une partie de ce qu’elle leur donnait, dans un échange permant avec une entité vivante, la terre-mère nourricière. La Pachamama !