"Le théâtre de l’opprimé cherche à déclencher la parole de ceux qui sont victimes d’oppression(s)"
Quelle définition peut-on donner du « théâtre de l’opprimé » ?
Les praticiens de la première génération, celle des années 1970, ont tendance à répondre que le théâtre de l’opprimé est une forme de théâtre visant à transformer le monde. Je pense pour ma part qu’il s’agit d’utiliser l’esthétique théâtrale comme un déclencheur, dans le but de produire une réflexion, un changement, ou une révolution.
Quand le théâtre de l’opprimé est-il né ?
Le théâtre de l’opprimé a été créé dans les années 1970 par Augusto Boal, un écrivain, dramaturge et metteur en scène brésilien. C’est le résultat d’un long processus, qui est étroitement lié à l’histoire des dictatures latino-américaines de l’époque. Après le coup d’État de 1964, la dictature brésilienne commence à interdire certaines pièces trop critiques. Un groupe d’artistes brésiliens, dont fait partie Boal, réfléchit donc à des nouvelles formes théâtrales qui lui permettrait de continuer à critiquer le régime sans tomber sous le coup de la censure. Leur réflexion a mené tout d’abord à la création du théâtre-journal, qui consiste à mettre en scène des articles de journaux de façon à produire un discours critique. Mais Boal est ensuite obligé de s’exiler en Argentine, où il invente le « théâtre invisible » : des comédiens jouent une pièce dans un espace public, sans que les personnes autour ne soient au courant, dans le but de provoquer des réactions. Une rencontre décisive va aussi influer sur son travail théâtral, celle de Paolo Freire, l’inventeur de la pédagogie des opprimés. Boal décide de faire la même chose avec le théâtre. Il met donc en place des ateliers de théâtre pour les paysans péruviens ne parlant pas espagnol. Cette méthode permet à la fois de travailler sur la langue, et de discuter des problèmes concrets des paysans : il s’agit de les écouter plutôt que de venir à eux avec des propositions toutes faites. Boal développe en même temps ce qu’il appelle la « dramaturgie simultanée ». L’idée, c’est qu’au cours d’une représentation, un « joker » (un médiateur) demande au public ce que le protagoniste devrait faire pour mieux résister à l’oppression dont il est victime. Les acteurs rejouent ensuite les scènes en fonction des indications du public. C’est cette dramaturgie simultanée qui va permettre d’aboutir au « théâtre forum », qui est aujourd’hui la forme la plus courante du théâtre de l’opprimé. L’histoire raconte qu’un jour une spectatrice critiquait la façon dont une actrice jouait ses propositions ; Boal lui a proposé de monter sur scène et d’interpréter elle-même ses propositions. Ainsi serait né le théâtre-forum, dans lequel les acteurs jouent une première fois la pièce, afin de permettre au public de découvrir l’histoire, avant de la rejouer en indiquant aux spectateurs qu’ils peuvent à tout moment prendre la place d’un des protagonistes. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Peu de temps après, Boal est à nouveau obligé de partir en exil, d’abord au Portugal, puis en France. Il passe une dizaine d’années à Paris, où il développe des nouvelles techniques théâtrales, partant du constat que les oppressions subies dans une démocratie sont différentes de celles qui existent en dictature, plus introspectives. L’atelier montré dans le film d’Avi Mograbi met en oeuvre des techniques héritées de l’expérience latino-américaine de Boal, et d’autres inspirées de ses réflexions européennes. Enfin, quand le climat s’apaise au Brésil, Boal rentre dans son pays. En 1992, il est élu conseiller municipal à Rio. Il créé alors le théâtre législatif, qui se déroule comme un théâtre forum, mais dont le but est de débattre de certains sujets, de prendre une décision à la fin du processus, et ensuite de faire remonter les propositions qui auront émergé dans les cercles du pouvoir.
Le théâtre de l’opprimé est donc une expérience éminemment politique ?
Oui, il n’y a pas de doutes à avoir là-dessus, le théâtre de l’opprimé se veut politique, il est appliqué à la transformation du monde. D’ailleurs, un des sujets les plus traités dans le monde par les compagnies de théâtre de l’opprimé est la question des oppressions sexistes (violences conjugales, inégalités salariales, etc.). Viennent ensuite les discriminations racistes, et les oppressions de classe, celles qui se nouent autour ou dans le monde du travail. Ces trois thématiques, que l’on peut retrouver mêlées dans une seule pièce, sont des objets politiques.
Quel est selon vous l’objectif de l’atelier proposé par le metteur en scène Chen Alon dans le film ?
Je pense que l’objectif de cet atelier est d’aider les réfugiés à trouver une cohérence dans leur histoire, pour qu’ensuite ils se sentent capables de la raconter à d’autre, et qu’ils s’emparent de cet outil qu’est le théâtre pour faire avancer leur cause, celle des réfugiés en Israël. Cet atelier permet donc aux participants de gagner en capacité d’agir (le fameux « empowerment »). Là où le film est très juste, c’est qu’il ne cherche pas à faire croire que c’est facile. À certains moments, il y a plus d’encadrants que de participants. Il s’agit d’une réalité à laquelle on est souvent confronté quand on travaille avec des personnes en situation d’urgence extrême, comme ces réfugiés : leurs problèmes sont tellement nombreux que le théâtre est loin d’être une priorité.
Et justement, comment parvient-on à convaincre ces personnes qu’elles ont quelque chose à y gagner ?
Le plus important est d’être présent sur la durée, de montrer patte blanche, pour que les gens comprennent que l’on n’est pas là pour « faire du tourisme ». Il y a dans le film un moment de bascule, lorsque Chen Alon pose la question : « Si on invitait ici des Israéliens, pour leur raconter l’histoire des gens qui deviennent des réfugiés, comment joueriez-vous cette histoire au théâtre ? » Je pense que c’est le moment où il parvient à convaincre les participants qu’ils ont quelque chose à y gagner.
Qu’est-ce que le théâtre apporte de plus que, par exemple, un espace de discussion ?
Le théâtre de l’opprimé cherche à déclencher la parole de ceux qui sont victimes d’une (ou de plusieurs) oppression(s). Le recours au théâtre permet de ressentir l’oppression dans son corps de manière à ce que l’on puisse ensuite l’exprimer. Dans le film, on voit bien que les jeux théâtraux proposés par Chen Alon permettent d’ouvrir la discussion. Je pense notamment à une scène où les participants doivent s’attraper les uns les autres : une fois que tout le monde est capturé, Mograbi demande aux réfugiés si l’un d’entre eux a déjà vécu ce genre de situation.
Chen Alon demande à un moment aux participants d’inverser les rôles : les demandeurs d’asile jouent des Israéliens et vice versa. Est-ce une pratique courante dans les ateliers de théâtre de l’opprimé ?
En atelier, inverser les rôles permet de mieux comprendre les personnages, en préparation de la pièce. Par exemple, quand vous êtes un opprimé, prendre la place d’un oppresseur vous permet de mieux comprendre qui vous avez en face de vous, de mieux comprendre la logique des oppresseurs. Il y a aussi un aspect cathartique : entrer dans la peau d’un oppresseur permet de rire de l’oppression, de se détendre pendant quelques minutes. Mais il y a des limites à cela, dans un sens comme dans l’autre. Si par exemple moi, qui suis un homme, je joue le rôle d’une femme victime d’une agression sexiste, dans la rue par exemple, cela peut me donner une idée de l’oppression, mais je n’ai pas l’habitus ni le contexte qui me permettraient de véritablement comprendre l’oppression.
Cela signifie-t-il que seules les personnes qui subissent des oppressions peuvent participer à des ateliers de théâtre de l’opprimé ?
Il faut bien distinguer le moment des ateliers et le moment de la représentation. En atelier, où on travaille des propositions, seuls les opprimés et leurs soutiens sont présents ; en représentation, où l’on est plus dans une logique de confrontation, il peut y avoir des oppresseurs dans la salle. Je pense par exemple aux représentations auxquelles j’ai assisté au Bengale occidental, en Inde. Les pièces portaient sur le système des dots, et il y avait dans l’assemblée des pères et des grands-pères qui participent à la perpétuation de ce système patriarcal. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le rôle du théâtre de l’opprimé n’est pas de faire en sorte que les oppresseurs deviennent gentils. On sait que cela ne se passe pas comme ça, ce serait trop facile ! Le but, c’est de permettre aux opprimés de trouver des moyens d’action, de s’émanciper. D’où l’idée de leur réserver l’accès aux ateliers.
Vous parlez de votre expérience en Inde. Est-ce que la façon de pratiquer le théâtre de l’opprimé diffère selon les pays ?
Pendant sa période française, Boal a fait un énorme travail pour essaimer le théâtre de l’opprimé à travers le monde. Aujourd’hui, on trouve des compagnies qui le pratiquent dans au moins 60 pays. Et il prend en effet des formes différentes : au Brésil, les représentations sont accompagnées de chants, de danses ; en Inde, le théâtre est métissé avec les arts traditionnels populaires. Je pense aussi que les buts sont différents selon les pays. En Israël par exemple, le groupe Combattant for Peace, auquel appartient Chen Alon, se sert du théâtre dans le but de trouver des issues au conflit israélo-palestinien. Pour eux, faire la paix est une nécessité (non pas au niveau géopolitique bien sûr, mais au niveau local : faire en sorte que des voisins puissent vivre ensemble). À l’inverse, quand on pratique le théâtre de l’opprimé dans des entreprises françaises, on va plutôt essayer de faire advenir un conflit, souvent latent, pour que les choses puissent ensuite changer.
Et comment le théâtre de l’opprimé fait-il la part des choses entre les dimensions politique et esthétique ?
Les deux sont liés dans la pensée de Boal : l’esthétique théâtrale permet de toucher plus fortement les affects des spectateurs, et ainsi de susciter plus de réactions (donc d’être plus efficace). Mais là aussi, cela dépend du contexte culturel : en Inde, utilité et esthétique ne peuvent pas être dissociées, alors qu’en France les compagnies ont eu tendance à oublier un peu l’esthétique, même si aujourd’hui elles y reviennent. Avi Mograbi explique que, selon lui, le théâtre de l’opprimé peut créer un pont entre les Hommes pour qu’ils échangent et se comprennent.
Vous y croyez ?
J’ai pour ma part découvert le théâtre de l’opprimé quand je travaillais avec des enfants handicapés en classe ULIS (unités localisées pour l’inclusion scolaire). Pendant trois jours, des élèves handicapés et des élèves valides ont participé à un atelier de théâtre de l’opprimé. Et en seulement trois jours, les relations entre eux se sont beaucoup apaisées, car on a mis en lumière des conflits jusque-là invisibles. Les élèves handicapés, qui pour la première fois étaient écoutés par les autres, ont pu parler des discriminations dont ils étaient victimes. Et après l’atelier, tous les élèves valides qui y avaient participé jouaient le rôle de médiateurs entre les enfants handicapés et les enfants valides en cas de conflit ou de moqueries. Évidemment, j’ai aussi beaucoup d’exemples où le théâtre de l’opprimé n’a pas produit d’amélioration ! Mais je pense que, résultat visible ou pas, cette forme de théâtre permet aux opprimés de montrer qu’ils ne sont pas ce que les gens pensent qu’ils sont. C’est également le propos du film d’Avi Mograbi, et l’objet de la tournée que les participants de l’atelier monté par Chen Alon ont entamé en Israël.
Clément Poutot est sociologue, attaché d’enseignement et de recherche à l’université de Caen-Normandie et chercheur associé au projet Autoritas de l’Université Paris Sciences et Lettres . Ses travaux portent sur le théâtre de l’opprimé, et notamment sur le Jana Sanskriti, une forme de théâtre pratiquée en Inde. Parmi ses publications : « De la pratique artistique à l’efficacité symbolique : le Jana Sanskriti », Relire Durkheim et Mauss. Émotions : religions, arts, politiques, Presses Universitaires de Nancy, 2014 ; « Jouer la norme pour la changer par la pratique théâtrale », Revue Malice [en ligne], 2016.